Chapter 9 No.9

Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le problème de l'émancipation de la femme.[1] Depuis ce moment les idées du penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays.

Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et, comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la puissance de sa plume à la défense de la femme.

Car la division en deux de l'unité humaine n'est pas rationnelle. Cette division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit des préjugés, appellent ce mouvement ?la folie du siècle?. ?Ils sont de l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur commode obscurité.?[2] Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes, mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance, elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justice immanente pour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence des êtres humains qui se respectent les uns les autres.

La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a cédé graduellement sa liberté de corps et d'ame.

La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme. L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes, valeur qui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. ?L'opinion générale accorde aux femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission des passions à la raison??[3]

L'ame féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles vertus de générosité et de bonté, car le r?le du féminisme est tout de pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des vainqueurs.

Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes, c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre, c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction.

Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme. Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissent leurs intelligences comme ils unissent leurs coeurs. ?L'homme et la femme, dit Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe complète l'autre.? La famille doit être composée de deux êtres qui respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre, il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le ma?tre.[4] C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant re?u la même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui formeront la famille nouvelle.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022