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Ibsen, dans son théatre, fait le procès de la société actuelle, il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur sauvegarde,-religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments, toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de leur vie: la lacheté et le mensonge.
Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale. Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages d'Ibsen nous montrent que tous les prêtres se valent: ?Chenilles ou papillons, c'est toujours la même bête.?[2]
L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité, c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer rouge. ?Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape, c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du p?le au p?le? Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui les regarde entre ses doigts.?[3]
Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui enseigne, entre autres que ?quand celui qui nous décrie devant des gens d'honneur continue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette, sed clam?[4], les pasteurs protestants ne considèrent point la tolérance et l'humilité comme ?des fleurs rares, aux parfums subtils et pénétrants?.
Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice qu'à gagner le pouvoir sur les ames de la foule. La religion n'est plus qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. ?Prends la lanterne de Diogène, Basile,-dit Jullien, l'un des personnages de l'Empereur et Galiléen[5],-éclaire cette nuit ténébreuse.... Où est le christianisme??
Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales, celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en ma?tres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice, il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité depuis dix-neuf siècles. ?La religion a de tout temps compris une morale religieuse, consistant dans l'exécution des ordres de la divinité, seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait na?tre des conflits graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.?[6]
Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconna?tre que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus pa?ennes que chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre; au nom de l'immortalité de l'ame et de la vie future, elle enlève à l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans un monde meilleur.
?Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand[7] Le décor, le décor seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon toutes les règles de l'art.?
Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grace à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenait misérable.
Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.
Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le ma?tre, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9] trouve qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions autorisées des autres. ?C'est un fait et cela est bien.? Que deviendrait la société s'il en était autrement!
-?Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au pasteur Manders.
-J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement négliger leur manière de voir.? Pour le pasteur Manders l'opinion publique est tout: ?Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.?
Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous la passivité de l'obéissance fataliste.
Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre crédulité fait toute leur science.[10]
Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y refuse. ?On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance dans les décrets de la Providence,? dit-il. Et lorsque cette protection manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders déclare que c'est la ?la main de Dieu pour punir les incrédules.?[11]
L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique.
Le pasteur Manders reproche à Mme Alving d'avoir été dominée toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi, de n'avoir jamais voulu supporter une cha?ne quelle qu'elle f?t. La révolte?-Jamais! ?Notre devoir consiste à supporter en toute humilité la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.? Le bonheur?-Nous n'y avons pas droit. ?Chercher le bonheur dans cette vie, c'est là le véritable esprit de rébellion.?[12]
La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?-Point. La lumière, la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule commande à la terre, au nom du ciel. Dans Rosmersholm le recteur Kroll cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes moraux.
ROSMER.-Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir des sentiments honnêtes?
LE RECTEUR.-Non, la religion est le seul fondement solide de la moralité.
C'est grace probablement à cette moralité que l'éternité des peines est considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette religion un aspect de sévérité qui appara?t plus grand encore quand on songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale rituelle.
Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi est prospère, leur bonne foi est absente.
Le vicaire Rorlund[13] prêche une austérité implacable et fait la cour à la jeune Dina; mais ?quand on est, par vocation, un des soutiens moraux de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect?.
La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand explique à un un jeune séminariste le Ne construis pas sur le sable de l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que ?sans rémunération on ne peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part enfin?.[14]
La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens, industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les temples des sujets d'actualité et des questions à la mode.
Par le mot charité ils trompent et exploitent le peuple qu'ils devraient éclairer et soutenir. ?Il n'y a pas de mot qu'on tra?ne dans la boue comme le mot charité. Avec une ruse diabolique on en fait un voile pour masquer le mensonge.?[15]
?Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il s'impose en son nom!?[16]