Chapter 9 No.9

Le jour venu, Antonine re?ut l'ordre de se faire coiffer avant le d?ner, et la cuisinière, prévenue d'avance, dut s'arranger pour servir à quatre heures; de sorte qu'il était à peine trois heures quand madame Karzof entra dans la chambre de sa fille.

--Des rubans roses, Niania, dit-elle à la fidèle servante.

Celle-ci, en grommelant, s'en alla chercher le carton qui contenait les noeuds de ruban, et Antonine resta seule avec sa mère.

A la grande surprise de celle-ci, elle rejeta le peignoir qu'on avait déjà placé sur ses épaules, se leva et s'avan?a vers madame Karzof.

--Ma mère, dit-elle, je vous en conjure, ne faites pas mon malheur. Je ne vous demande pas de me donner à Dournof; mais de grace ne me mariez pas à Titolof.

Madame Karzof haussa les épaules. Cette phrase qu'elle entendait tous les jours avec peu de variantes, car la pauvre Antonine ne se mettait pas en frais d'éloquence, glissait sur son coeur sans l'effleurer.

--Ma mère, reprit Antonine avec plus de force, c'est aujourd'hui pour la dernière fois que je vous le demande!

--Cela me fera grand plaisir de ne plus l'entendre, répondit madame Karzof, car tu m'ennuies singulièrement.

--Ne soyez pas inflexible, ma chère maman, reprit Antonine en faisant un effort surhumain pour devenir caline et tendre. Je ne veux pas épouser M. Titolof parce qu'il m'est insupportable.

--Un si charmant gar?on, repartit la mère; tu es difficile.

--Il est horriblement fat et bête!

--Je le trouve spirituel, moi, mais il est convenu qu'à présent les enfants ont plus d'esprit que leurs parents! fit madame Karzof très-piquée, car, en effet, elle trouvait son futur gendre spirituel.

--Eh bien, maman, c'est moi qui ai tort; je suis une fille fantasque, capricieuse, injuste; mais telle que je suis, je suis votre fille, vous m'aimez et je vous aime, et, ma chère maman, je déteste M. Titolof.

Madame Karzof, qui s'était toujours montrée revêche lorsque Antonine lui avait parlé avec le calme et la dignité dont elle ne se départait pas, fut émue de l'entendre parler comme une enfant ordinaire; elle la fit asseoir auprès d'elle, caressa ses longues nattes brunes, et lui parla avec douceur.

--Vois-tu, ma chérie, tu seras très-heureuse, vous partirez pour N...

--Partir? fit Antonine avec effroi. Elle avait cru jusque-là que Titolof devait rester à Pétersbourg.

--Eh bien! A quoi penses-tu, que tu ne le sais pas? Nous ne parlons que de cela depuis quinze jours!

Hélas! c'était vrai, mais Antonine n'écoutait jamais ce qui se disait entre ses parents et son futur: leurs paroles étaient pour elle un bourdonnement monotone, qui servait d'accompagnement à ses pensées. Cette idée de départ lui donna le dernier coup.

--Je ne veux pas vous quitter, chère maman! Mon père est vieux, il m'aime; voulez-vous lui faire le chagrin de ne plus voir sa fille?

Elle fit ce qu'elle n'avait jamais fait, elle baisa les mains de sa mère, pleura, supplia...

--Vois-tu Nina, dit enfin madame Karzof émue, si ce n'était pas aussi avancé, j'aurais repris notre parole; mais à présent ton mariage est annoncé, tout le monde serait trop surpris; ton trousseau est fait, les cartes d'invitation sont prêtes, il n'y a plus que ta robe de noce à essayer... C'est impossible ma chère enfant, réfléchis toi-même!

Antonine quitta sa posture suppliante.

--Vous le voulez? dit-elle d'une voix tremblante; soit, mais vous vous en repentirez amèrement.

--Des menaces? s'écria madame Karzof. Et moi qui regrettais ce mariage tout à l'heure! Qu'on est sot de croire à ce que nous disent les enfants! Niania, dit-elle à la bonne qui rentrait, mets-lui des noeuds roses, et tache qu'elle soit jolie, bon gré, mal gré.

Là-dessus elle quitta majestueusement la chambrette, non sans maugréer sur son accès de sensibilité.

--Niania, dit tristement Antonine, fais-moi aussi belle que tu pourras, pour que le monde des vivants garde un bon souvenir de moi quand je n'y serai plus.

--Que dis tu là, ma colombe? fit la vieille femme effrayée. Ne parle pas de mort à ton age... Est ce qu'on meurt à vingt ans? Mais regarde donc mes vieux os que j'ai peine à tra?ner; et que Dieu ne veut pas mettre au repos! Mourir! nous avons bien le temps d'y penser, Dieu merci.

Un étrange sourire éclaira le visage d'Antonine, et elle s'assit devant la glace de sa toilette. Elle examina son visage, dont elle se préoccupait peu d'ordinaire. Que de jeunesse et de vie, malgré l'indisposition récente, dans ces tissus nacrés, dans ces veines azurées où coulait un sang vif et chaud! Ses lourdes nattes, ses sourcils épais et réguliers dénotaient l'abondance de la sève dans ce corps charmant, où la vingtième année apportait son complément d'élégance et d'harmonie. Pendant sa toilette, Antonine regarda attentivement ses bras ronds et potelés, ses épaules déjà pleines où le rose de la jeunesse teintait encore la chair; elle regarda le sang courir sous la peau jusqu'au bout de ses mains fines; et elle pensa que ce serait grand dommage quand toutes ces choses exquises seraient à six pieds sous terre. Les larmes montèrent à ses yeux, elle les refoula vaillamment et s'essuya les paupières du revers de sa main.

--Pleure, mon enfant, cela fait du bien, lui murmura la Niania en achevant de l'habiller; cela fait du bien; tu es si oppressée depuis quelques jours!

--Je n'ai pas le temps, dit brusquement Antonine. Donne-moi ma robe grise, en barège.

--Du barège! Mais, ma chérie, il fait froid au cirque! Ce n'est pas comme au théatre bien fermé et bien chaud! Il y fait froid, et il y a partout des vents coulis!

--Fais ce que je te dis, répéta impérieusement la jeune fille. Ma mère veut que je sois jolie, il faut lui obéir.

La Niania alla chercher la robe demandée, dont le corsage transparent recouvrait les épaules de barège seul; de plus, ce corsage était entr'ouvert sur la poitrine. Antonine revêtit ce costume avec une sorte de triomphe, et se regarda ensuite dans la glace. Jamais elle n'avait été plus belle. Les yeux brillants d'une sorte de rage, elle attacha un noeud sur sa robe, jeta un dernier coup d'oeil et s'inclina railleusement devant son image.

--Ceux qui vont mourir te saluent! dit-elle, et elle passa aussit?t dans le salon, où Titolof, invité pour d?ner, l'attendait avec beaucoup de patience.

--Que vous êtes belle! lui dit-il en la saluant.

--N'est-ce pas, général? répondit la jeune fille avec un petit rire moqueur. Il faut bien s'habiller quand on va dans le monde.

--Est-ce que tu n'auras pas froid avec cette robe? demanda la mère avec sollicitude.

--Est-ce qu'on a froid quand on s'amuse? répliqua Antonine, je compte m'amuser ce soir. Depuis les premiers jours de carême je n'ai guère eu de plaisirs.

Il n'est pas trop t?t pour commencer!

Elle n'en avait jamais dit si long. Titolof ébahi la regardait sans oser parler. On lui avait changé son Antonine, bien certainement. La jeune personne qui ne disait jamais rien ne pouvait pas être celle qui lui parlait si librement. On se mit à table, Antonine demanda du vin à son père: elle ne buvait jamais que de l'eau. Madame Karzof en fut effrayée. Elle craignait que sa fille n'e?t con?u le plan machiavélique de se rendre odieuse au général en feignant les défauts qui pouvaient le plus lui déplaire, étant donné sa situation particulière. Mais ce plan fort simple et de bonne guerre n'était pas de ceux que pouvait former Antonine; sa ruse n'allait pas si loin. Le d?ner terminé, il fut question de départ; Antonine passa dans sa chambre et appela sa Niania.

--Va, lui dit-elle, chez Dournof.

La vieille femme la regarda attentivement, mais ne lut rien dans ses yeux.

--Vas-y tout de suite, et dis-lui que nous nous verrons bient?t.

--Tu perds l'esprit, ma chérie? murmura la Niania inquiète.

--Rien n'est plus sérieux, et tu sais que je ne plaisante jamais. Dis-lui que je l'aime et que nous nous reverrons bient?t.

--J'obéirai, ma chérie, j'obéirai, fit la Niania tristement.

Antonine passa sa main fra?che avec un geste de caresse sur le visage osseux de la vieille servante, prit un chale léger qu'elle jeta sur sa tête et sortit; on l'attendait pour monter en voiture, et sa mère l'avait déjà appelée trois fois.

            
            

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