Le comte Arthur Lancelot occupait une maison entière, dans la rue de la
Douane (Duane-Street).
Cette maison n'avait que deux étages et un sous-sol.
Elle était construite à l'anglaise. On y arrivait par un escalier de cinq ou six marches, défendu, comme la fa?ade de la maison, par une grille en fer, à hauteur d'appui, distante de deux mètres environ du mur, et derrière laquelle végétaient quelques arbrisseaux.
Le premier étage comprenait les salons de réception; le second, l'appartement privé du comte.
Seul, Samson avait accès dans cet appartement.
On y comptait quatre pièces: une salle à manger un cabinet de travail, un boudoir et une chambre à coucher, où jamais profane n'avait pénétré, pas même le fidèle serviteur.
Toutes les fenêtres étaient munies de barreaux en fer et les volets intérieurement doublés avec de fortes plaques de t?le.
L'habitation se trouvait ainsi à l'abri des voleurs et des curieux; elle pouvait, ou besoin, soutenir un siège de quelques heures... En entrant, Lancelot battit du briquet, alluma une bougie placée dans le vestibule sur une console, et après avoir soigneusement refermé la porte extérieure, monta à son appartement.
Il s'arrêta dans le cabinet de travail.
C'était une petite pièce, tendue en cuir de Cordoue et meublée avec un go?t sévère: le secrétaire, la bibliothèque, le fauteuil étaient en ébène, sans sculpture.
Des armes du plus grand prix, recueillies dans toutes les parties du monde, pendaient aux parois de la muraille et y tenaient lieu de peintures.
Arthur ouvrit le secrétaire, déposa son bougeoir sur la tablette, s'assit, et tira de sa poche l'objet qu'il avait ramassé dans le jardin de Bellevue.
Cet objet, roulé, de la grosseur d'un tuyau de plume, n'était autre chose qu'un papier.
Le jeune homme le déplia, d'une main frémissante. Une écriture fine et tourmentée le couvrait tout entier.
Lancelot en lut et relut les lignes, avec une émotion profonde.
-Ah! mon Dieu, s'écria-t-il en renversant ensuite sa tête sur le dossier du fauteuil, mon Dieu! Je ne l'aurais jamais cru! lui, amoureux! lui aimé de madame Stevenson! Malheur! malheur sur moi qui n'ai pas prévu cette liaison! Mais peut-être est-il temps encore; peut-être puis-je mettre des entraves à leur passion! car il ne faut pas qu'ils s'aiment... S'aimer, eux! j'en mourrais de jalousie!
Il parcourut une troisième fois le billet et le froissa dans ses doigts.
-Non, cela ne sera pas! s'écria-t-il en se frappant le front. Dussé-je enlever cette femme, cela ne sera pas; je les séparerai!... Voyons... leur rendez-vous est à minuit! Quelle heure est-il?
Il jeta un coup d'oeil sur sa montre.
-Onze heures trois quarts, dit-il; j'y puis être... Mon entrevue avec Emmeline est fixée à une heure du matin... Ce n'est pas loin; Betzy va comme le vent; pourvu que je parte à une heure moins cinq minutes, je serai exact. Mais que me veut cette pauvre fille!... Chère et malheureuse Emmeline, elle est amoureuse de moi...
Un sourire triste passa sur son visage, et il poursuivit, comme s'il répondait à une réflexion intime:
-Si elle savait... étrange destinée que la mienne! Jeune, je désirais la lutte... la lutte grande, terrible, celle qui s'enivre à la coupe des chaudes amours et se baigne les mains dans le sang... Ai-je été traité en enfant gaté par le Hasard ou la Providence, qu'on l'appelle comme on voudra! parbleu! il ne m'importe guère!... Mais, il faut se hater.
En pronon?ant ces paroles, le comte Lancelot se leva, alla à une panoplie, en décrocha deux petits pistolets, qu'il mit dans sa poche après les avoir chargés, et, s'enveloppant dans un manteau de drap foncé, il échangea son chapeau de paille contre un feutre noir, et ressortit.
La nuit était assez claire, quoique la lune ne brillat point.
Arthur se glissa silencieusement le long des maisons, enfila plusieurs rues qu'il longea ou traversa sans rencontrer personne, et arriva enfin devant une habitation isolée, batie au milieu d'un jardin de quelque étendue.
Une haie l'entourait.
Le jeune homme franchit cette ha?e avec une agilité qui e?t fait honneur à un gymnasiarque consommé.
Des avenues ombreuses s'étendaient de tous c?tés.
Lancelot en prit une, rangea les arbres d'aussi près qu'il put, et en marchant sur la pointe du pied.
Un mouvement de voix ne tarda point à frapper son oreille.
Il redoubla de précautions, se plia en deux et continua d'avancer, mais dans la direction du son.
Bient?t, le bruit d'un baiser arriva à lui. Il frémit, s'appuya contre un arbre, mit sa main sur sa bouche et la mordit pour s'empêcher de crier.
La maison n'était plus qu'à quelques pas de lui.
Au balcon d'une fenêtre inférieure, on apercevait deux silhouettes: la silhouette d'une femme et celle d'un homme.
La femme se tenait dans la baie de la fenêtre, l'homme au dehors, penché par-dessus la balustrade du balcon, et à demi caché par un bouquet de lilas.
-Oh! Bertrand! Bertrand! murmura Arthur en se rapprochant davantage encore du couple.
-Que vous êtes bonne et qu'il m'est doux de vous le répéter, Harriet! disait le jeune homme, passant son bras autour de la taille de la jeune femme et l'attirant à lui.
-Oui, répondit-elle, oui, je suis trop bonne! et vous un ingrat, car vous n'imaginez pas combien je m'expose, en vous recevant ici à pareille heure!
-Le temps m'a semblé bien long, allez, depuis le moment où vous m'avez remis le billet...
-A propos, ce billet, rendez-le-moi, monsieur.
-Quoi! vous ne me le laisserez pas, calina le jeune homme! Il y a tant d'amour! tant de bonheur pour moi dans ces lignes!
-Que ne les gravez-vous dans votre coeur! dit-elle en souriant; mais, mon bon ami, l'écriture laisse des traces. Je ne serai tranquille que quand ce papier n'existera plus.
-Vraiment! vous me le refusez, dit Bertrand d'un ton chagrin en fouillant dans sa poche.
-Vraiment oui! une imprudence est si vite commise! Si mon mari...
-Oh! ne parlez pas de lui! ne parlez pas de lui! s'écria-t-il.
-Ma lettre! ma lettre! monsieur!
-Je ne la trouve pas, je l'aurai oubliée...
Ces mots furent dits d'un ton inquiet.
-Voyez! déjà! Oh! l'on ne devrait jamais confier ses pensées au papier? fit la jeune femme, mais vous me la rapporterez demain, n'est-ce pas?
-Je vous le jure, Harriet, ma chérie! ma douce colombe, dit Bertrand en imprimant ses lèvres sur le cou de sa ma?tresse.
Une douleur aigu? traversa le coeur d'Arthur Lancelot comme un fer rouge.
-Mais, demanda la jeune femme, après un moment de silence, comment avez-vous pu venir sit?t?
-Oh! dit-il, dès que j'eus déposé chez lui le comte...
-Un fat! je ne l'aime guère, observa Harriet.
-Fat! lui! ne dites pas cela; c'est un noble et excellent ami, repartit vivement Bertrand.
-Continuez, je vous prie, reprit la jeune femme en étouffant un baillement.
-La coquette! l'indigne coquette! pensa Lancelot.
-Donc, poursuivit Bertrand, après l'avoir descendu à sa maison, j'ai prétexté que j'avais oublié de lui faire une communication importante pour quitter ma soeur...
-Et personne ne nous a vu?
-Personne! Mais, Harriet, ma bien-aimée, ne me permettez-vous pas...
-Non, monsieur, non, minauda la jeune femme.
-Vous doutez donc de mon amour?
-Les hommes sont si trompeurs!
-Pouvez-vous me tenir un pareil langage, à moi qui n'ai jamais aimé et n'aimerai jamais que vous!
-Petit menteur! murmura-t-elle en approchant ses lèvres des siennes.
Des larmes br?lantes s'amassaient sous les paupières du comte.
Oh! laisse-moi, laisse-moi entrer dans ta chambre! supplia Bertrand.
-Mais si l'on venait? répondit-elle tendrement, en lui formant un collier de ses bras.
Un souffle de la brise écarta le cachemire qui lui servait de peignoir et découvrit sa gorge blanche et ferme comme du marbre.
Bertrand frissonna de la tête aux pieds en y collant ses lèvres.
-Finissez! finis...! bégayait-elle.
-J'entre, n'est-ce pas?
-Mais mon mari!
-Puisqu'il est à son bord.
-Mais si par hasard!...
-Harriet, ne me l'avez-vous pas promis? Est-ce que je ne vous aime pas? est-ce que pour vous plaire...
Tout en articulant ces paroles d'une voix palpitante Bertrand enjambait la balustrade, sans que la jeune femme lui opposat une résistance sérieuse; mais, à ce moment, le sable grin?a sous des pas précipités.
-Quelqu'un! sauvez-vous! s'écria Harriet. Et elle se précipita dans sa chambre, dont elle referma la croisée, pendant que son amant s'enfuyait à travers les jardins, et pendant qu'Arthur, auteur de leur épouvante, sautait par dessus la haie et regagnait la ville, en se disant:
-Comme ils m'ont fait souffrir! je ne me croyais pas autant de patience... Enfin, je les ai séparés! Il n'est pas probable qu'ils se revoient cette nuit... ni de longtemps... car j'aviserai au moyen de jeter entre eux un obstacle insurmontable!
Une heure sonna à l'église métropolitaine.
-Ah! mon Dieu, je serai en retard! vite, courons, pensa-t-il.
Sur la route de la villa du Sault, il trouva Samson, qui l'attendait flegmatiquement, près de deux chevaux de selle.
Ils les enfourchèrent en un clin d'oeil.
Arthur lan?a le sien au galop et Samson prit la même allure, après avoir laissé entre le comte et lui la distance d'une centaine de mètres.
Au bout de cinq minutes, Lancelot était à la petite porte du parc.
Il appela son domestique.
-Tu conduiras, lui dit-il, les chevaux dan? le bois, et tu tacheras qu'on ne vous découvre pas. Si j'ai besoin de toi, je sifflerai.
-Oui, ma?tre, répondit Samson en portant la main à la visière de sa casquette.
Lancelot poussa la porte, qui s'ouvrit aussit?t et il vit Emmeline adossée au mur, sous un berceau de chèvre-feuille. Un gros chien de terre-neuve était couché près d'elle.
L'animal se dressa sur ses pattes en grondant.
-La paix, Médor, la paix! dit-elle en faisant signe au chien de se taire.
-Mademoiselle, dit Arthur, en s'avan?ant vers elle...
-Monsieur, l'interrompit-elle, je vous dois l'explication d'une conduite qui sans doute vous parait étrange. Voulez-vous m'offrir votre bras, car la matinée est fra?che et je sens que je grelotte!
Le comte s'empressa de lui obéir.
Emmeline reprit d'un ton décidé.
-Monsieur Lancelot, vous devez vous battre...
-Mademoiselle...
-N'essayez pas de nier, je sais tout. Du reste, je serai franche avec vous; je sens que la franchise est la seule excuse de ma manière d'agir. Je vous ai épié et j'ai surpris votre conversation avec le capitaine Irving; si, à présent vous voulez savoir pourquoi je vous ai épié, je vous dirai...
Sa voix s'attendrit; un déluge de larmes lui coupa la parole.
Ce qu'elle n'acheva point, le comte le devina, et avec un tact, dont elle le remercia aussit?t par un regard, il lui dit:
-Je ne vous demande point, mademoiselle, pourquoi vous m'avez surveillé. Quelles que soient vos raisons, elles sont d'un noble coeur je voudrais... mais ne parlons plus de cela. J'imiterai votre franchise; oui, je dois me battre, à la pointe du jour!
Emmeline se prit à trembler au bras du jeune homme.
-Rassurez-vous, cependant, reprit-il, en souriant. Le combat aura lieu au sabre. C'est une arme qui m'est familière. Je puis dire, sans vanité, que je n'y ai point encore trouvé mon égal, par conséquent...
-Mais un hasard, monsieur!
-Oh! dit-il gaiement, le hasard est une divinité à laquelle je rends un culte trop absolu, pour qu'elle me fasse défaut à l'heure du péril. Plaignez plut?t mon adversaire, chère Emmeline.
-J'avais espéré, balbutia-t-elle, que pour m'être agréable, pour m'obliger,-et elle souligna le terme,-vous renonceriez à ce duel, dont la pensée seule me glace d'épouvante. Je voulais vous en parler, vous conjurer de m'accorder cette faveur... avant de rentrer à la maison; je l'aurais fait sans mon frère; mais, craignant que votre amour-propre ne f?t froissé, si j'abordais ce sujet en sa présence... je vous ai prié...
-Croyez, mademoiselle, que je n'ai pas suspecté un seul instant la pureté de vos intentions, répliqua Lancelot avec une affectueuse sincérité.
-Vous ne vous battrez point, dit Emmeline.
-Je ne puis vous le promettre.
-Oh! si! fit-elle d'un ton suppliant, enfournant sur lui ses beaux yeux noyés de pleurs.
-Je voudrais...
-Vous pouvez tout ce que vous voulez, vous!
Cette affirmation enthousiaste amena un sourire sur le visage du comte.
-Il serait à souhaiter, mademoiselle, dit-il en prenant la main d'Emmeline.
-Mais, dit celle-ci, il n'est donc personne qui vous soit chère?
Lancelot soupira.
-Bien des personnes me sont chères, répondit-il ensuite; vous la première, ma bonne Emmeline.
-Oh! si cela était! pronon?a-t-elle avec un accent du coeur, en pressant la main du jeune homme.
-Oui, vous m'êtes chère, bien chère, vous et votre frère... vous êtes l'un et l'autre ce que j'aime le plus au monde.
A ces mots, Emmeline se serra contre lui, ralentit sa marche, et laissa nonchalamment tomber sa tête sur le bras de Lancelot.
Ce mouvement avait été si spontané; il témoignait de tant de confiance, d'une tendresse si dévouée; la pose d'Emmeline était si séduisante, que le comte se pencha légèrement et lui effleura le front avec ses lèvres.
-Oh! vous m'aimez, n'est-ce pas, Arthur? dit la jeune fille d'une voix mourante, en fléchissant sous la violence de son émotion.
-Eh bien! eh bien! qu'est-ce que je vois? cria-t-on tout à coup à quelques pas d'eux.