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On pourrait croire que le c?té comique et le don d'observation familière, presque terre à terre, ont à peu près exclusivement constitué le génie de Burns. Ce serait une erreur. Il avait également, quoique à un degré moindre, le don de voir la noblesse des choses, les parties de beauté qu'offre la vie. Il pouvait dégager les éléments délicats et les moments plus purs, qui sont épars dans l'ordinaire et le laid. Il était sensible à l'aspect artistique du monde, et, à c?té du puissant caricaturiste, il y avait un peintre charmant.
Il importe, pour être juste, d'en marquer le mérite, et, pour ne pas être excessif, d'en marquer les limites.
C'est le don et l'application de certains poètes de dégager, de leur mélange avec le vulgaire, les traits et les instants de beauté, de les représenter comme si ces traits seuls composaient les êtres, et ces instants toute la vie. C'est le privilège de certains esprits de vivre ainsi dans une sorte de luxe et de somptuosité intérieurs. Ils produisent un monde où tout est délicat et merveilleux, où rien n'habite que la Beauté. Les ?uvres de poètes comme Spenser ou Keats, par exemple, ne sont qu'un déroulement de fresques magnifiques; celle d'un poète comme Tennyson n'est qu'une collection de visions délicates et élevées. Le défaut de ces nobles artistes est qu'en épurant trop la vie, ils lui enlèvent beaucoup de sa réalité et de son action. Il y en a d'autres, moins exclusivement consacrés à ce culte et plus humains, comme Shakspeare ou Browning, chez lesquels se trouvent cependant des passages d'artistes, suspendus ?à et là comme de riches tableaux. Burns est loin des uns et des autres. Pour être semblable aux premiers, il avait trop le sens de la réalité; sa gloire n'a pas à le regretter. Pour prendre rang parmi les seconds, il lui manquait non-seulement le commerce des ?uvres d'art, qui est devenu un élément si important dans la composition des poètes, mais même la lecture de l'antiquité qui reste la révélatrice et l'inspiratrice du beau. La Renaissance elle-même, avec ses profusions d'éclat et son go?t moins pur, lui était ignorée. Il n'était guère familier qu'avec la littérature du XVIIIe siècle, abstraite, terne, personne sage qui faisait de grandes économies de couleur, que la littérature de ce siècle-ci, comme une fille prodigue, a dépensées d'un coup. Ce n'est qu'à la fin de son séjour à édimbourg qu'il connut Spenser[445], le plus grand peintre des Anglais, et, en Angleterre, le véritable représentant du mouvement artistique de la Renaissance. C'est surtout à dater de ce moment que para?t en lui une certaine recherche du brillant et du coloris, comme dans ses jolies pièces à Miss Cruikshank. Le milieu protestant où il vécut, n'était pas fait non plus pour développer sa faculté du pittoresque. Son sens artistique est resté replié, ou tout au moins, n'a pas atteint son plein épanouissement, par manque d'un milieu favorable.
Cependant il avait une nature trop heureusement douée pour que cette aptitude à saisir dans les choses ce qu'elles contiennent de beau ne se trah?t pas, en dépit de tout. Il avait, peut-être à cause de ses origines celtes, l'instinct de la couleur, du détail brillant, le go?t, bien celte aussi, de la grace dans le mouvement et des sons harmonieux. Cela passe rapidement, en simples traits, ou en courts tableaux, glisse à travers un morceau, au moment où l'on s'y attend le moins, comme on voit fuir dans l'eau ?les truites tachetées d'une grêle cramoisie.[446]?
?Vous légères, joyeuses, délicates demoiselles,
Qui, sur les bords des ruisselets de Castalie,
Sautez, chantez, et lavez vos jolis petits corps.[447]?
Sa susceptibilité musicale se retrouve, brièvement aussi, dans des strophes comme celle-ci:
Chèrement acheté est le trésor caché
Que des sentiments délicats nous donnent;
Les cordes qui vibrent le plus suavement au plaisir,
Frémissent des plus profondes notes d'angoisse[448].
ou encore:
Puisse dans ton c?ur aucun sentiment grossier,
Discordant, ne troubler les cordes de ton sein;
Mais que la Paix accorde et calme ton ame suave,
Ou que l'Amour, extasié, y chante son chant séraphique.[449]
Assez naturellement, ce go?t pour la Beauté se portait vers la Beauté féminine. Bien que ses poésies d'amour forment un chapitre spécial, nous pouvons cependant y choisir quelques passages où appara?t surtout le sens de la grace extérieure. C'est certainement un artiste d'un talent très coloré, très net et très sobre, que celui qui a tracé ces jolies miniatures féminines. La première est toute en touches noires et roses:
Ses cheveux ruisselants, noirs comme l'aile du corbeau,
Pendent sur son cou et sa gorge.
Quelle douceur de se presser sur cette poitrine,
De mettre ses bras autour de ce cou.
Ses lèvres sont des roses humides de rosée,
Oh! quel festin est sa jolie bouche!
Ses joues ont une teinte plus céleste,
Un cramoisi encore plus divin[450].
La seconde est dans des tons plus clairs, rien que de l'or et des blancheurs auxquelles se mêle un peu de rose:
Ses cheveux étaient comme des anneaux d'or,
Ses dents étaient comme l'ivoire,
Ses joues comme des lis trempés dans le vin,
à la fillette qui a fait mon lit.
Sa gorge était de la neige chassée,
Deux tas de neige si beaux à voir,
Ses membres étaient de marbre poli,
à la fillette qui a fait mon lit[451].
On sent aussi et on a vu de reste dans sa biographie qu'il percevait la perfection de la stature et, plus encore peut-être, la grace de la démarche et l'harmonie des mouvements. On se rappelle ces vers:
Ses boucles étaient comme le lin,
Ses sourcils, d'une teinte plus sombre,
Malicieusement surmontaient
Deux yeux rieurs d'un joli bleu.
Sa démarche est une harmonie,
Sa jolie cheville est un tra?tre
Qui dénonce de belles proportions
Qui feraient qu'un saint oublierait le ciel[452].
Il trouve, pour rendre cet aspect de la beauté, des comparaisons charmantes où il marie inconsciemment le rythme et les ondulations de l'allure à la musique, donnant ainsi la formule de la danse:
Aussi doucement se meuvent ses jolis membres
Que les notes de musique dans des hymnes d'amoureux;
Les diamants de la rosée sont dans ses yeux si bleus,
Où l'amour rieur nage folatrement[453].
Et ailleurs:
Mon amour est comme une rouge, rouge rose,
Qui est nouvellement éclose en juin;
Mon amour est comme la mélodie
Qui est doucement jouée en mesure[454].
Peut-être le tableau le plus purement artistique qu'il ait donné est-il le suivant? On y trouve comme un reflet de l'élégance presque classique d'Allan Ramsay, dont nous avons vu des exemples. Cela est toujours sobre et bref; on n'a, pour saisir le contraste, qu'à comparer cette rapide vision de beauté aux luxuriantes descriptions de Keats quand il rencontre un sujet analogue[455].
Sur un talus en fleurs, par un jour d'été,
Et pour l'été légèrement vêtue,
La jeune Nelly, dans sa fleur, était couchée,
Accablée par l'amour et le sommeil.
Ses yeux clos, comme des armes remises au fourreau,
étaient enfermés dans un doux repos;
Ses lèvres, tandis qu'elle respirait son haleine embaumée,
Coloraient d'un reflet plus riche les roses;
Les lis jaillissants, doucement pressés,
Follement, gaiement, baisaient sa gorge, leur rivale....
Sa robe, ondulant un peu dans la brise,
Embrassait ses membres délicats,
Sa forme adorable, son aisance native,
Toute harmonie et grace[456].
Le plus souvent, ces indices sont perdus dans ses pièces ordinaires. Dans la seconde période de sa vie, il lui est toutefois arrivé de détacher complètement une scène et de s'y complaire.
Celle-ci n'a-t-elle pas l'air d'un fin tableau hollandais, familier de dessin, mais baigné d'une demi-teinte de pourpre riche, et harmonisé par la lumière?
? mon cher, mon cher rouet,
Ma chère quenouille et mon dévidoir;
De la tête aux pieds, il m'habille
Et m'enveloppe doucement et chaudement le soir.
Je m'assieds et je chante et je file,
Tandis que, bien bas, le soleil d'été descend,
Heureuse de mon contentement, de mon lait et de ma farine,
?! mon cher, mon cher rouet!
De chaque c?té, les ruisseaux trottinent,
Et se rencontrent au-dessous de ma chaumière;
Le bouleau odorant et l'aubépine blanche
Unissent leurs bras par-dessus le bassin,
Pour abriter le nid des petits oiseaux,
Et le refuge plus frais des petits poissons;
Le soleil jette un bon regard dans la chambre
Où, joyeuse, je tourne mon rouet.
Sur les hauts chênes, les ramiers gémissent,
L'écho apprend par c?ur leur triste histoire;
Les linots, dans les noisetiers des berges,
Heureux, rivalisent dans leurs chants.
Le rale de genêt dans la luzerne,
La perdrix bruyante dans la jachère,
L'hirondelle voletant autour de mon abri,
M'amusent, assise à mon rouet.
Avec peu à vendre et moins à acheter,
Au-dessus du besoin, au-dessous de l'envie,
Oh! qui voudrait quitter cet humble état
Pour tout l'orgueil de tous les grands?
Parmi leurs brillants et vains jouets,
Parmi leurs joies bruyantes et gênantes,
Peuvent-ils ressentir la paix et le plaisir
De Bessy à son rouet?[457]
Cette petite fileuse, joyeuse de son sort, qui chante en tournant son rouet, tandis que les oiseaux s'aiment, les ruisseaux s'unissent, les branches se marient, au dehors, et que le soleil regarde avec bonté dans la chambre, n'est-elle pas charmante? La moelleuse caresse de la lumière enveloppe toutes ces caresses. N'est-ce pas, surtout avec cette riche demi-teinte de pourpre, un intérieur d'un Peter de Hooch villageois?
Lorsque la réalité, généralement assez laide, le laissait échapper, Burns se trouvait plus à l'aise pour laisser jouer sa faculté d'embellir les choses et de les rendre plus légères. Quelques-unes de ses plus délicates peintures ont pour sujet des êtres fantastiques, des fées, des elfes, des esprits. Nous ne reviendrons pas sur l'apparition de la Muse, dans la Vision. Tout le commencement est plein de grace; et la fin est d'une vraie beauté simple. Voici une jolie et lumineuse cavalcade de fées et de lutins, qui bondissent follement dans des rayons de lune, et qui font penser au cortège de Titania. C'e?t été un sujet de tableau pour Sir No?l Paton[458].
Pendant la nuit dans laquelle les fées légères
Dansent sur les dunes de Cassilis,
Ou, par les champs, dans une lumière splendide,
Caracolent sur de vifs coursiers,
Ou bien prennent le chemin de Colean,
Sous les pales rayons de la lune,
Pour y errer et courir dans la caverne,
Parmi les rocs et les ruisselets
Et y folatrer cette nuit-là[459].
De même, dans les Deux Ponts d'Ayr, on voit arriver sur la rivière toute couverte de glace une troupe d'esprits.
Une troupe féerique apparut en ordre brillant,
Sur la rivière scintillante; ils dansaient dextrement,
Leur pied touchait si légèrement le cristal de l'eau
Que la jeune glace pliait à peine sous leurs pas[460].
Ce cortège qui avance ainsi ne manque pas de beauté. Il fait penser à quelques-unes des processions de Spenser, bien qu'il y ait ici, cela est entendu, beaucoup moins de la pompe, de la splendeur de robes et d'armures, du déploiement d'étoffes, de la richesse d'attributs, de la majesté de défilé, de la magnificence, qui font ressembler les allégories de la Reine des Fées à des tapisseries peintes par Rubens.
Le Génie de la Rivière appara?t le premier,
Chef vénérable avancé en années;
Sa tête chenue est couronnée de nénuphars,
Sa jambe virile porte la jarretière nouée.
Puis, venait le couple le plus beau du cortège,
La douce Beauté Féminine, la main dans la main du Printemps;
Puis, couronnée de foin fleuri, venait la Joie Rurale,
Et l'été, avec ses yeux ardents et rayonnants;
L'Abondance réjouissante, tenant sa corne débordante,
Menait le jaune Automne, coiffé d'épis mouvants;
Puis, les cheveux gris et blancs de l'Hiver se montraient,
Près de l'Hospitalité au front serein.
Ensuite, suivait le Courage d'un pas martial...
Enfin, la Paix, en robe blanche, couronnée d'une guirlande de noisetier,
Passait à la rustique Agriculture,
Tout brisés, les instruments de fer de la mort[461].
Mais ce ne sont là que des indices d'une faculté qui n'a jamais trouvé sa large issue et ne s'est pas déployée dans son jeu complet. Elle ne s'est manifestée librement que dans les pièces d'amour où nous la retrouverons. Il nous suffit de montrer maintenant qu'elle existait, qu'il ne lui manquait que des occasions pour prendre tout à fait conscience d'elle-même. Ce que nous en rencontrerons encore mélangé à d'autres sujets, en venant se réunir à l'indication que nous en donnons ici, complétera l'idée qu'il est juste que nous en ayions.
C'est d'un tout autre c?té qu'il faut chercher la partie noble de la poésie de Burns. C'est dans une région pour ainsi dire plus abstraite, où sont les idées morales, les sentiments généreux, les hautes aspirations. Ce poète d'une si grande puissance graphique dans la réalité ordinaire, ce peintre si pittoresque dans le comique, perd en partie ces qualités quand il s'élève. Il les remplace par une poésie fière, par des traits énergiques et une ardeur condensée de passion. L'éloquence se substitue à la représentation artistique des choses, les idées générales, les plaidoyers aux tableaux particuliers; les considérations sur la vie à la vie elle-même. C'est surtout aux idées sociales, aux sentiments humanitaires que s'attache l'esprit de Burns. Il a célébré ou réclamé la liberté, l'égalité parmi les peuples, et le secours fraternel que les hommes se doivent entre eux. Il a pris sa place dans le ch?ur puissant des poètes anglais qui, à la fin du dernier siècle, ont salué d'accents immortels la Révolution et ses promesses. C'est un mouvement commun qu'il faut reconstituer dans son ensemble pour comprendre la place qu'y occupe Burns et la note particulière que sa voix a donnée dans cette admirable acclamation. C'est un des plus beaux chapitres de la poésie anglaise qu'il nous faut entreprendre de retracer[462].
Cette tendance humanitaire et libérale s'était manifestée d'abord dans Cowper. Cette ame timide, que la tendresse pour les malheureux rendait audacieuse, avait attaqué tous les maux que les hommes imposent aux hommes. Il avait réprouvé l'injustice sous toutes ses formes; maudit l'esclavage, l'oppression et la guerre. Son indignation lui a donné des paroles éloquentes et fortes, qui dépassent le charme familier et moyen de ses pages ordinaires. On se rappelle le passage dans lequel il souhaite une retraite dans quelque vaste solitude, sous quelque immense suite d'ombrages, où les rumeurs de l'oppression et de la fraude ne puissent l'atteindre[463]. Son c?ur souffre du récit des outrages dont la terre est remplie. Avec douleur il se lamente de ce que le lien de la fraternité humaine est détruit, comme le lin qui se coupe touché par le feu. Hélas! l'homme encha?ne l'homme, l'écrase de travail, exige sa sueur, avec des coups que la Pitié pleure de voir infliger à une bête. Et il s'écrie, avec la simplicité sincère et l'accent personnel dont son éloquence est faite:
Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, Pour me porter, pour m'éventer quand je dors, Et trembler quand je me réveille, pour toute la richesse Que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée! Non, toute chère que m'est la liberté, et bien que mon c?ur, En une juste estimation, la prise au-dessus de tout prix, J'aimerais beaucoup mieux être moi-même l'esclave Et porter les cha?nes, que de les attacher sur lui[464].
Bien que ces vers aient précédé de cinq ans les premiers efforts de Wilberforce[465], l'infamie de l'esclavage était trop flagrante pour qu'on s'étonne qu'un c?ur chrétien en ait été révolté. Mais Cowper alla plus loin. Il avait un sens plus précis des injustices, qui déshonorent la terre sous des formes plus acceptées. Dès 1783, il avait écrit le passage célèbre où il souhaitait et prévoyait la chute de la Bastille. Ce sont des vers importants dans l'histoire de la littérature anglaise. Ils marquent le commencement de cette poésie politique qui s'est développée, en devenant de plus en plus républicaine, à travers les ?uvres de Wordsworth, de Coleridge et de Shelley, et se continue aujourd'hui, avec un caractère démocratique et socialiste, dans les ?uvres de Swinburne.
Une honte pour l'humanité, et un opprobre plus grand
Pour la France que toutes ses pertes et ses défaites,
Anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer,
Est sa maison d'esclavage, pire que celle pour laquelle jadis
Dieu chatia Pharaon,-la Bastille!
Horribles tours, demeure de c?urs brisés,
Donjons, et vous, cages de désespoir,
Que les rois ont remplis, de siècle en siècle,
D'une musique qui pla?t à leurs oreilles royales,
Des soupirs et des gémissements d'hommes malheureux,
Il n'y a pas un c?ur anglais qui ne bondisse de joie
D'apprendre que vous êtes enfin tombés; de savoir
Que même nos ennemis, si souvent occupés
à nous forger des cha?nes, sont eux-mêmes libres.
Car celui qui aime la liberté ne restreint pas
Son zèle pour son triomphe, en de?à
De limites étroites; il soutient sa cause
Partout où on la plaide. C'est la cause de l'Homme[466].
Nobles accents et prophétiques! Curieux aussi pour nous, parce qu'ils nous révèlent combien, même à l'étranger, la sombre forteresse était considérée comme le symbole du despotisme. Lorsqu'on entend le doux poète s'écrier: ?Il n'y a pas un c?ur anglais qui ne bondisse de joie d'apprendre que vous êtes enfin tombés?, et mettre dans ces mots un ton de haine, lui qui était si incapable de ha?r, on se rend mieux compte du mouvement d'enthousiasme qui a salué chez nous l'écroulement de ces murs exécrés.
Cowper a été plus loin encore. Il a compris l'unité de la race humaine, la fraternité des hommes, le sentiment qu'un même sang coule dans nos veines et nous fait de la même famille. C'était là un thème nouveau en poésie. Il devait grandir et fournir à des poètes, dont les ames se formaient alors, et que peut-être ces accents nouveaux formèrent pour leur part, d'amples et splendides motifs de poésie. Mais ni dans Wordsworth, ni dans Shelley, cette idée ne devait prendre une forme plus pressante, plus anxieuse de convaincre. Ce sont parmi les plus tendres vers de Cowper. Il y passe un reflet de sa tendresse pour sa mère; et son amour pour les hommes en prend un air de fraternité émue. Il faut lire les vers qu'il adressait au portrait de cette mère, cinquante-trois ans après qu'elle fut morte, et savoir combien son souvenir était resté profond dans son c?ur[467], pour comprendre quelle chose sainte et sacrée pour lui c'était de dire qu'il avait puisé la charité dans le lait dont il avait été nourri.
Que nous est le monde?
Beaucoup. Je suis né d'une femme et j'ai tiré un lait
Doux comme la charité, à des mamelles humaines.
Je pense, j'articule, je ris et pleure,
Je remplis toutes les fonctions de l'homme.
Comment donc pourrions-nous, moi et n'importe quel homme vivant,
être étrangers l'un à l'autre? Percez ma veine,
Prenez au flot cramoisi qui y suit ses méandres,
Et interrogez-le. Appliquez votre loupe,
Examinez-le, et montrez que ce n'est pas un sang
Semblable au v?tre, et s'il est tel,
Quelle lame de subtilité peux-tu supposer
Assez affilée, tout savant et habile que tu sois,
Pour couper le lien de fraternité par lequel
Un créateur commun m'a lié à l'espèce?[468]
Toutes les grandes lignes de la poésie sociale moderne se trouvaient donc indiquées dans Cowper. Il ne faut ménager ni le respect, ni l'admiration pour celui qui, à force de sincérité et de tendresse, a découvert des accents nouveaux, et préludé à la puissante poésie qui, en Angleterre, a acclamé notre siècle.
Mais il est permis de remarquer que, pour l'inspiration humaine, Cowper n'est pas encore un poète moderne. Son inspiration est toute religieuse; il parle en croyant plut?t qu'en homme; c'est plut?t un fidèle d'une église qu'un citoyen du monde. C'est à travers Dieu et en Dieu qu'il aime les hommes. On pourrait prendre, comme l'exposé fidèle de sa doctrine de charité, le passage où la prose de Bourdaloue touche à la poésie. ?Je puis et je dois considérer ce vaste univers comme la maison de Dieu, et tout ce qu'il y a d'hommes dans le monde comme une grande famille dont Dieu est le père. Nous sommes tous ses enfants, tous ses héritiers, tous frères et tous, pour ainsi parler, rassemblés sous ses ailes et entre ses bras. D'où il est aisé de juger quelle union il doit y avoir entre nous, et combien nous devenons coupables quand il nous arrive de nous tourner les uns contre les autres jusque dans le sein de notre Père céleste[469]?. Il y a une grande différence entre cette fa?on d'aimer les hommes à cause de Dieu, et les aimer pour eux-mêmes. Nous ne touchons pas encore au sentiment de la solidarité humaine, qui est le fondement le plus solide, et peut-être le seul, de la morale de notre siècle. Les accents se ressemblent, car la bonté est un sommet, où l'on se rencontre de quelque c?té qu'on y parvienne. La route qui y a conduit Cowper était sur un autre versant que celui qui donne sur notre société actuelle.
à un autre égard, la différence de point de vue est plus importante. Cowper appartenait à une secte fervente, mais sombre et dure. Il avait vécu sous la direction de John Newton dont le tempérament absolu et violent en exagérait encore l'esprit. La menace puritaine obscurcit toute sa vie, et le fit mourir, lui qui avait été la douceur et l'innocence mêmes, dans l'angoisse, dans une inexprimable épouvante de la damnation. à ses yeux, la nature humaine et ce monde étaient irrémissiblement corrompus. Tout était flétri et écrasé par la colère divine; l'univers entier roulait dans la malédiction. Les efforts de l'homme pour altérer sa condition étaient inutiles et méprisables. Cette vue décourageante devait fermer à Cowper certains aspects de la vie. Elle l'empêchait en premier lieu de s'intéresser aux mouvements politiques. Qu'est la vaine poussière des agitations humaines devant l'inexorable problème de la mort éternelle? Bien qu'il ait vécu jusqu'en 1800, le tonnerre de la Révolution fran?aise n'a pas eu d'écho dans son ?uvre. C'était un mouvement trop purement humain, trop rationaliste, pour qu'il le compr?t.
C'est une autre conséquence de la même préoccupation surnaturelle, qu'il n'a pas compté parmi les croyants au progrès, parmi ceux qui voient des lueurs dans l'avenir. Il était plut?t porté à considérer le monde comme caduc et condamné. Le terme de ce globe ne lui semblait pas éloigné, et les cataclysmes terrestres qui ont marqué la fin du dernier siècle n'étaient que les avertissements de la destruction suprême[470].
... Un monde qui semble
Tinter le glas de sa propre mort,
Et, par la voix de tous ses éléments,
Prêcher la destruction générale[471]. Quand les vents
Furent-ils lachés avec une telle mission de détruire?
Quand les vagues ont-elles si hautainement franchi
Leurs anciennes barrières, pour inonder la terre ferme?
Des feux au-dessus de nous, des météores sur nos têtes,
Effrayants, sans exemple, inexpliqués,
Ont allumé des signes dans les cieux, et la vieille,
La caduque Terre a eu ses accès de tremblement
Plus fréquents, et a perdu son repos accoutumé.
Est-ce l'instant de lutter quand les supports
Et les piliers de notre planète semblent manquer;
Et la Nature, avec un ?il voilé et morne,
Attendre la fin de tout?[472]
Il était, on le voit, loin de l'idée moderne d'un progrès infini, sans cesse réalisé par le constant effort de l'Humanité qui subjugue la Nature et s'améliore elle-même.
Il avait bien prédit, il est vrai, qu'un repos viendrait pour ce globe si longtemps travaillé par le mal, le sabbath promis à la Terre[473]. La harpe des prophéties l'annon?ait. Dieu descendrait dans son chariot, sur un chemin d'amour. La malédiction du chardon serait rappelée. La terre, de nouveau, serait riante de sa première abondance. Les animaux vivraient dans la concorde du Paradis Terrestre. Le globe éclaterait d'harmonie, et toutes choses remonteraient à leur perfection originelle. Ce n'est là qu'une vision religieuse et un rêve de l'Apocalypse. Cela n'a aucun rapport avec l'idée du progrès sortant de l'humanité. Les critiques qui revendiquent pour Cowper l'honneur d'avoir le premier exprimé cette idée n'ont pas assez remarqué qu'elle était incompatible avec sa doctrine. Il y avait en lui lutte entre les aspirations de son généreux esprit et sa théologie. Celle-ci l'a tenu à l'écart de la conception moderne de la vie, et l'a empêché d'être un des interprètes de la forme de vérité ou tout au moins d'espérance sur laquelle vit l'humanité présente. Dans l'étude de l'homme comme dans celle de la nature, il n'a été moderne que sur le terrain de l'observation particulière et personnelle, parce que là son ame seule agissait. Dès qu'il a tenté de généraliser, il a été retenu dans un système vieilli et étroit.
Mais, pendant que Cowper se débattait dans les entraves d'une théologie dure, des ames plus libres et plus ouvertes arrivaient. Au moment où la Task fut publiée, en 1785, Wordsworth avait quinze ans; Walter Scott, quatorze; Coleridge, treize; Southey, onze; Walter Savage Landor en avait dix. Cette génération reprit le mouvement de Cowper, là où celui-ci l'avait abandonné. Ces jeunes ames étaient hantées de visions merveilleuses et confuses. Elles souhaitaient le Progrès infini, la Liberté, la chute du Despotisme, l'abolition des souffrances dont la source est humaine. Elles portaient en elles l'attente d'un age meilleur, d'un age d'or. Ce n'était plus l'arrivée d'une apparition divine, c'était l'?uvre de l'humanité, le triomphe de la justice par la Raison, du progrès accompli par l'effort de tous. Cette espérance était comme un malaise, elle faisait souffrir comme un rêve dont les contours flottants rendent la beauté douloureuse.
La Révolution fran?aise éclata. Jamais une aurore n'a transformé plus soudainement des vapeurs indécises en étendards de pourpre, n'a changé plus vite un crépuscule en triomphe. Toutes ces aspirations, ces désirs, ces souhaits, qui flottaient dans ces jeunes vies, prirent une forme, une couleur et une beauté. Cette jeunesse éprise d'un idéal indéterminé sentit le jour se faire en elle, et les pressentiments qu'elle portait s'éclairer, se former en éclatants espoirs. Les ames s'emplissaient de lumière et devenaient radieuses. Rien ne peut rendre l'impression magnifique, le frisson grandiose qui passa dans les c?urs les plus généreux du pays. Ce qu'ils avaient rêve était là! L'aurore était là! L'aurore de la Justice et de la Paix! Ce fut un cri d'admiration et de foi, un transport d'enthousiasme. Tous les poètes éclatèrent en un ch?ur de triomphe:
L'Europe en ce moment frémissait de joie,
La France était debout sur la cime d'heures dorées,
Et la Nature humaine semblait na?tre à nouveau[474].
Ce fut un moment unique et superbe. Ceux qui y vécurent n'en purent jamais parler sans émotion, sans un retour de l'ancienne ivresse. Wordsworth s'écriait plus tard:
? plaisant exercice d'espérance et de joie!
C'était un bonheur de vivre dans cette aurore,
Et être jeune alors, c'était le ciel même!...
Ce n'étaient pas seulement les lieux favorisés, mais la Terre entière
Qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met
La rose entre-éclose au-dessus de la rose pleine-éclose.
Quel tempérament à cette vue ne s'éveilla pas
à un bonheur inattendu? Les inertes
Furent excités; les natures vives, transportées[475].
C'est dans Wordsworth, le suprême poète de cette époque, qu'il faut retrouver les mouvements dont les c?urs furent remués. Je ne connais pas de plus admirable poésie, de plus élevée, de plus virile, de plus humaine, que toute la partie du Prélude où Wordsworth raconte ses sentiments pour la Révolution Fran?aise. Ce sont de superbes pages d'histoire, palpitantes du souffle de ces temps, d'une ampleur épique, les plus belles, les seules qu'on ait écrites à la taille de cette puissante tragédie. Quelques pages du Roman de Quatre-Vingt-Treize donnent l'idée de ces ames haussées au-dessus d'elles-mêmes et grandissant avec l'orage; mais c'est avec quelque chose de théatral. Il y a plus de simplicité, de vérité dans Wordsworth. C'est une lecture inoubliable.
Il était naturellement républicain et lui-même en a donné les raisons. Il avait été élevé dans une région pauvre, où tout le monde vivait dans une simplicité et dans une égalité antiques. Son séjour à l'Université, où les distinctions sont ouvertes à tous, où les règles académiques ont quelque chose de républicain, avait laissé grandir ces premières impressions. L'influence puissante de la Nature, sa vaste égalité, la liberté de ses montagnes, les avaient encore fortifiées[476]. à son premier voyage en France, il débarqua à Calais, la veille du grand jour de la Fédération[477]. Avec un ami, le baton à la main, il poursuivit sa route à travers des hameaux et des villes, ornés des restes de cette fête, de fleurs qu'on laissait se faner aux arcs triomphaux ou aux guirlandes des fenêtres. Partout il trouva la bienveillance et la joie se répandant, comme un parfum quand ?le printemps n'a pas laissé un coin du pays sans le toucher?. Il vit, sous l'étoile du soir, les danses de la liberté. Il but avec les délégués qui revenaient de ?ces grandes fian?ailles nouvellement célébrées, dans leur capitale, à la face du ciel? et son c?ur s'écria:
Honneur au zèle du patriote!
Gloire et Espoir à la Liberté qui vient de na?tre!
Salut aux puissants projets du siècle!
Glaive infaillible que la Justice manie,
Va et prospère, et vous, feux vengeurs,
élevez-vous jusqu'aux plus hautes tours de l'Orgueil,
Animés par le souffle de la Providence irritée![478]
Quand il revint, il entendit le fifre de la guerre qui remuait joyeusement toutes les ames, ?comme le sifflet du merle, dans un bois qui éclate en bourgeons?, et il vit les armées du Brabant, en route vers la bataille, pour la cause de la Liberté[479]. Ces premières émotions si pures et si radieuses couronnèrent ses dispositions républicaines. Il fut gagné à la Révolution Fran?aise.
?Il n'y a pas de c?ur anglais qui ne bondisse de joie, en apprenant que vous êtes tombées?, avait dit Cowper aux murailles de la Bastille. La Bastille s'écroula. Voici comment Wordsworth salua ce que son prédécesseur avait prédit. C'est une magnifique explosion de lyrisme contenu. La traduction ne saurait rendre le mouvement croissant, la ferveur profonde de ce morceau, et cependant, il est, à travers tout, vivant; il palpite d'une allégresse que rien ne peut entièrement effacer. L'élan d'espérance qui sortit de cette chute est admirable, et éclate en un des hymnes les plus puissants que la poésie ait jamais chantés.
Tout à coup, la terrible Bastille,
Avec toutes les chambres de ses tours horribles,
Tomba à terre, renversée par la violence
De l'indignation; et avec des cris qui étouffèrent
Le fracas qu'elle fit en tombant! De ses débris
S'éleva ou sembla s'élever un palais d'or,
Le siège assigné de la loi équitable,
D'une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant
Je le ressentis; cette transformation je la per?us
Et la saisis, aussi merveilleusement que, au moment
Où sortant d'un brouillard aveuglant, j'ai vu,
Comme une gloire au-dessus de toutes les gloires jamais vues,
Le ciel et la terre se mélanger jusqu'à l'infini,
éblouissant mon ame. Cependant des harpes prophétiques
Résonnaient de toutes parts: ?La Guerre cessera,
N'avez-vous pas entendu que la conquête est abjurée?
Apportez des guirlandes, apportez, apportez des fleurs choisies, pour orner
L'arbre de la Liberté!? Mon ame bondissait,
Ma voix mélancolique se mêlait au ch?ur:
?Soyez joyeuses, toutes les nations; dans toutes les terres,
Vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux!
Désormais tout ce qui nous manque à nous-mêmes
Nous le trouverons chez les autres; et tous,
Enrichis d'une richesse mutuelle et partagée,
Honoreront d'un seul c?ur leur parenté commune[480].?
Et Coleridge rappelait des souvenirs semblables, presque dans des termes semblables:
Bient?t, disais-je, la Sagesse enseignera son savoir,
Dans les humbles huttes de ceux qui peinent et gémissent!
Et, par son seul bonheur victorieux,
La France contraindra les nations à être libres
Jusqu'à ce que l'Amour et la Joie, regardant autour d'eux, réclament la Terre comme leur bien[481].
Toute la jeunesse anglaise acclamait la Révolution.
Il fallait que cette admiration de la Révolution fran?aise f?t profondément ancrée dans les c?urs, pour qu'elle y f?t plus forte que l'amour même de la Patrie. C'étaient pourtant des c?urs bien anglais que ceux de Wordsworth et de Coleridge. L'homme qui a écrit le sonnet à Milton a donné une des plus hautes expressions du patriotisme. Et celui-là a produit une des plus belles invocations à la terre natale qui lui a parlé ainsi:
? Bretagne natale, ? ?le maternelle!
Comment peux-tu m'être autre chose que chère et sacrée,
à moi qui, de tes lacs, de tes collines,
De tes nuages, tes vallées paisibles, tes rocs et tes mers,
Ai puisé partout ma vie intellectuelle,
Toutes les douces sensations, les pensées anoblissantes,
Toute l'adoration du Dieu qui est dans la nature,
Toutes les choses aimables et honorables,
Tout ce qui fait ressentir à notre esprit mortel
La joie et la grandeur de son être futur.
Il ne vit ni une forme, ni un sentiment dans mon ame
Qui ne soit emprunté à ma patrie. ? divine
Et admirable ?le! tu as été mon seul
Et très magnifique temple, dans lequel
Je marche avec respect et chante mes chants austères,
Aimant le Dieu qui m'a fait![482]
L'Angleterre n'avait pas re?u un tel hommage de ses fils depuis le salut que Shakspeare lui avait adressé dans Richard II[483]. Et cependant, ces deux hommes, quand l'Angleterre prit les armes contre le peuple qui était à leurs yeux le champion de la liberté, eurent le courage de se séparer d'elle. ?Si je savais quelque chose qui f?t utile à ma patrie et qui f?t préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime?, avait dit Montesquieu. Mais ces choix déchirent le c?ur, et c'est cette souffrance qui les rend magnanimes. Elle fut cruelle chez ces poètes qui tenaient si profondément au sol natal que leur poésie tout entière est puisée en lui.
Il n'existe rien de plus émouvant que les pages dans lesquelles Wordsworth a retracé ces heures de doute et de douleur où il se crut obligé de prendre parti contre sa patrie.
?Quelles furent mes émotions, quand, en armes,
L'Angleterre alla mettre sa force, née de la liberté, en ligne,
Oh! pitié et honte! avec ces Puissances confédérées[484].
Il faut l'entendre quand, avec sa fa?on grave et profonde d'analyser ses sentiments, il explique que jusque-là sa nature morale n'avait pas encore re?u de choc. Il ne connaissait encore ni chute, ni rupture de sentiment, rien qui p?t être appelé une révolution en lui-même. Il croyait pouvoir accorder son amour de la Justice avec celui de son Pays, et il dit gracieusement:
Comme une légère
Et pliante campanule, qui se balance dans la brise,
Sur un rocher gris, son lieu natal, ainsi avais-je
Joué, enraciné s?rement sur la tour antique
De ma contrée bien-aimée, ne souhaitant pas
Une plus heureuse fortune que de me faner là[484].
Et maintenant, il était arraché de cette place d'affection et emporté dans le tourbillon. Il se réjouissait, oui! il exultait, quand des Anglais par milliers étaient vaincus, laissés sans gloire sur le champ de bataille, ou chassés dans une fuite honteuse. C'est alors qu'il raconte comment il entrait parfois dans une église de village, où toute la congrégation offrait des prières ou des louanges pour les victoires du pays, et, semblable à un h?te qu'on n'a pas invité et que personne ne reconna?t, il restait assis, silencieux. à peine ose-t-il avouer qu'il se nourrissait du jour de la vengeance à venir. Et c'est là qu'il raconte aussi comment il regardait la flotte qui porte le pavillon à la croix rouge se préparer pour cet indigne service, et comment, chaque soir, quand l'orbe du soleil descendait dans la tranquillité de la nature et que le canon se faisait entendre, son esprit était assombri de noires imaginations, du sens de malheurs à venir et de souffrances pour le genre humain[485]. Et dans ces souvenirs, aper?us pourtant de la hauteur sereine où plus tard il avait atteint, passent les angoisses et les enthousiasmes de cette époque.
Coleridge, avec moins de précision et sans cette émotion concentrée, rendait exactement les mêmes idées. Ses sentiments, au lieu de prendre la forme d'un récit, qui parfois devient épique dans Wordsworth, s'échappaient en strophes d'un lyrisme tumultueux, auxquelles l'éloquence ne manque pas non plus. écoutons retentir, dans une ame d'une sonorité différente, les mêmes impressions.
Quand la France en courroux souleva ses membres géants,
Et, avec un serment qui émut l'air, la terre et la mer,
Frappa de son pied puissant et jura qu'elle voulait être libre,
Soyez témoins combien j'ai espéré et craint!
Avec quelle joie, ma haute acclamation
je la chantai, sans peur, parmi une troupe d'esclaves;
Et quand, pour accabler la nation libérée,
Comme des démons réunis par le baton d'un sorcier,
Les monarques marchèrent en un jour maudit,
Et que l'Angleterre se joignit à leur troupe cruelle,
Bien que ses rivages et l'Océan qui l'entoure me fussent chers,
Bien que maintes amitiés et maints jeunes amours
Aient gonflé en moi l'émotion patriotique,
Et jeté une lumière magique sur nos collines et sur nos bois,
Cependant, ma voix, sans trembler, chanta, prédit la défaite
à tout ce qui bravait la lance dompteuse-des-tyrans,
Prédit un déshonneur trop longtemps différé et une retraite inutile.
Car jamais, ? Liberté! dans un but partiel
N'ai-je obscurci ta lumière, ni affaibli ta sainte flamme;
Mais j'ai béni les p?ans de la France délivrée,
Et j'ai penché la tête et j'ai pleuré sur le nom de l'Angleterre[486].
Ces déclamations oratoires sont loin de la réalité poignante du récit de Wordsworth. à c?té des vers du Prélude, ceux-ci sont une écume emportée par le vent. Mais ce vent était puissant. Si la conviction fut moins arrêtée et moins stable dans Coleridge que dans Wordsworth, ce qui dépendait de la nature de leurs esprits, on sent qu'elle était aussi ardente. Et il serait vain de penser qu'ils fussent les seuls à ressentir ces émotions, car Wordsworth a écrit:
?Je trouvai, non pas en moi-même seulement,
Mais dans les esprits de toute la jeunesse désintéressée,
Le changement et la subversion à partir de cette heure[487].?
Telle était leur foi que la Terreur elle-même ne l'ébranla pas. La colonne de lumière s'était changée en une colonne de feu et de fumée d'un rouge sinistre et sombre. C'est qu'elle dévorait les obstacles sur lesquels elle passait! La faute n'en était pas à elle, mais à toutes les choses mauvaises qu'elle rencontrait. C'était un incendie où se consumaient toutes les hontes, les fautes, les infamies, accumulées pendant des siècles. Elle dévastait pour frayer la route: elle continuait son chemin, elle n'en conduisait pas moins vers la Terre Promise où fleurissaient la Vigne de l'Amour Humain et l'Olivier de la Paix éternelle. Oui, c'étaient les derniers débris du passé qui br?laient, d'un passé encore coupable et odieux d'obscurcir le présent! Coleridge s'écriait avec ses images oratoires:
Qu'importait si le cri aigre du blasphème
Luttait avec cette douce musique de la délivrance!
Si les passions sauvages et ivres tissaient
Une danse plus furibonde que les rêves d'un fou!
? orages assemblés autour de l'est où gémissait l'aurore,
Le soleil se levait, quoique vous cachiez son éclat[488].
Et Wordsworth se disait, avec sa manière plus profonde et plus précise où chaque mot va si bien trouver la réalité des choses, que la cause de ces malheurs n'étaient ni le gouvernement populaire, ni l'égalité, ni les folles croyances greffées sur ces noms par une fausse philosophie.
?Mais un terrible réservoir de crime
Et d'ignominie, rempli de siècle en siècle,
Qui ne pouvait plus garder son hideux contenu,
Mais avait crevé et avait épandu son déluge à travers la contrée[489].?
Cependant ils souffrirent. Leurs ames étaient trop purement idéalistes pour n'être pas navrées de ces accidents affreux, où des esprits scientifiques peuvent ne voir que des écrasements inséparables des transformations sociales. Ce fut comme un cauchemar. Pour Wordsworth, cela est vrai, à la lettre. Ses nuits en étaient troublées; son sommeil, pendant des mois et des années, longtemps après les derniers battements de ces atrocités, en demeura rempli de visions funèbres, d'instruments de mort, et de plaidoyers qu'il pronon?ait devant des tribunaux sanglants.
? aussi.
Ce fut un temps lamentable pour l'homme,
Qu'il ait eu une espérance ou non;
Un temps douloureux pour ceux dont les espérances survivaient
Au choc; très douloureux pour les rares qui encore
Se flattaient et avaient confiance dans le genre humain;
Ceux-là eurent le plus profond sentiment de douleur[489].
Malgré tout, ils croyaient encore. Leur confiance s'attrista sans se décourager. Leur espérance s'était voilée de deuil, mais elle attendait sous ses voiles.
Bonaparte accomplit ce que n'avaient pu faire ni Marat, ni Robespierre. Les nobles esprits qui avaient accompagné si loin la France l'abandonnèrent, quand elle commen?a à obéir à son ?cavalier corse?.
?Maintenant, devenus oppresseurs à leur tour,
Les Fran?ais avaient changé une guerre de défense
Pour une de conquête, perdant de vue tout
Ce pour quoi ils avaient lutté[490].?
Et Coleridge, s'adressant à la France, dont il avait salué avec tant d'enthousiasme les succès contre sa propre patrie, lui disait:
?? France qui te railles du Ciel, fausse, aveugle,
Patriotique seulement pour des labeurs pernicieux,
Est-ce là ton orgueil, champion du Genre humain?
Te rapprocher des rois dans le vil désir du pouvoir,
Hurler dans la chasse, partager la proie meurtrière,
Outrager l'autel de la Liberté avec des dépouilles
Arrachées à des hommes libres, tenter et trahir?[491]
Ce fut la rupture et un coup plus terrible que tous les autres. Coleridge, avec sa versatilité d'esprit et ses enthousiasmes successifs, se tourna vers d'autres sujets, et promena partout, un peu au hasard, sa féconde intelligence et le flot merveilleux de son improvisation. Pour Wordsworth, dont la nature était plus contenue et plus sérieuse, ce fut une crise terrible. Tout s'effondra en lui. Le rêve lumineux qui avait guidé son ame s'éteignit; elle fut saisie par les ténèbres. Ce fut le doute, l'abandon désespéré de toute foi, des perplexités infinies et, en dernier lieu, le découragement. C'est une angoisse pareille qui tortura Jouffroy à la suite de cette soirée de décembre où le voile qui lui dérobait à lui-même sa propre incrédulité fut déchiré et où il s'aper?ut qu'au fond de lui il n'y avait plus rien qui f?t debout. L'ame de Wordsworth fut meurtrie d'une semblable chute. Il ne fut tiré de cet abattement que par la douce influence de sa s?ur qui le ramena doucement vers la nature dont il devait être le grand poète, où il devait puiser une foi nouvelle et plus sereine dans le progrès, un amour nouveau et plus large de la liberté et de la fraternité humaine. Mais sa guérison demanda plusieurs années de convalescence, tant le dévouement à la Révolution était enraciné en lui, et tant la déception avait été douloureuse[492].
L'abandon de leur rêve de liberté universelle ramena Wordsworth et Coleridge vers l'idée nationale un instant sacrifiée à un idéal plus vaste. Ils redevinrent Anglais. Les guerres contre Napoléon les renfermèrent encore davantage dans leur patriotisme britannique. Pendant quelque temps, la poésie humanitaire, commencée par Cowper, sembla dispara?tre. Mais un peu plus tard, après Napoléon et la tragique conclusion de Waterloo, Byron et Shelley reprirent les chants de leurs a?nés. Byron fut surtout frappé par le c?té épique de la légende napoléonienne; Shelley attiré par les aspirations républicaines et socialistes. La poésie anglaise reprit avec eux son large courant d'inspiration libérale qui se continue aujourd'hui, avec un flot plus trouble et plus violent, dans les ?uvres de poètes contemporains.
Si nous avons exposé dans le détail la tendance humanitaire de la poésie anglaise et les échos que la Révolution fran?aise éveilla en elle, c'est qu'il nous aurait été impossible autrement de comprendre en quoi Burns a partagé les aspirations et les émotions de ses contemporains, sur quels points il s'est distingué ou séparé d'eux. N'oublions pas que Burns, selon la remarque du professeur Masson, est un des ma?tres esprits de la seconde moitié du XVIIIe siècle, peut-être supérieur à Wordsworth et même à Coleridge, égal à Burke; un de ceux qui dominent leur temps[493]. C'est sur ces hautes intelligences qu'on voit passer le souffle d'une époque. Ce sont les cimes de la forêt humaine; elles frémissent plus t?t et plus fort que les autres; elles pressentent l'orage ou l'aurore, et elles en restent plus longtemps agitées. Il ne saurait être indifférent de savoir quels effets les grandes idées qui ont passé par les ames que nous venons d'étudier ont produit dans celle de Burns.
Comme les autres poètes, Burns a marché du c?té de la Liberté. Sa nature irrégulière, impatiente de toute discipline; la forme démocratique de l'église écossaise; les vagues traditions d'indépendance nationale; les souvenirs récents des derniers efforts tentés pour la reconquérir; une habitude précocement prise de ne juger les hommes qu'en les dépouillant de leurs titres et de leur rang, tout cela faisait un mélange un peu confus qui le disposait à saluer la Liberté sous quelque forme qu'elle s'offr?t à lui. Ce sentiment très réel resta assez longtemps en suspens. Il s'exprimait d'une fa?on assez vigoureuse, mais sans prendre pied dans la réalité, un peu à la fa?on des déclamations classiques sur la Liberté. C'était comme une aspiration qui ne savait où se fixer, incapable de saisir des faits et s'exer?ant sur des prétextes. Tant?t, c'était le discours de Robert Bruce à ses soldats, une ode vigoureuse et martiale; tant?t, une ode en l'honneur de Washington. Mais, quelque admiration qu'il e?t pour l'ancienne indépendance nationale ou la révolte américaine, c'étaient des choses du passé. Il était plus près de la réalité quand il s'engageait dans le mouvement libéral qui s'étendait en Angleterre comme un remous de la Révolution fran?aise. Nous avons vu qu'il y entra assez hardiment pour s'y compromettre. Toutefois cette agitation ne pouvait pas donner un corps aux v?ux de liberté épars dans les esprits. Aucune question ne se posait autour de laquelle on p?t lutter, celles qu'on apercevait étaient trop lointaines. Les révolutionnaires anglais auraient été embarrassés de formuler leurs revendications. Aussi cet aspect de la liberté ne produisit-il rien de bien solide dans l'?uvre de Burns. Qu'on relise le poème qu'il lui a inspiré et qu'on a vu dans sa biographie:
Comme j'étais debout, près de cette tour sans toiture,
Où la giroflée parfume l'air plein de rosée,
Où la hulotte gémit dans sa chambre de lierre,
Et dit à la lune de minuit son souci.
Les vents étaient tombés et l'air était paisible,
Des étoiles filantes traversaient le ciel;
Le renard glapissait sur la colline,
Et les échos des gorges lointaines répondaient.
Le ruisseau, dans son sentier de noisetiers,
Courait au pied des murs en ruines,
Pour rejoindre là-bas la rivière
Dont le bruit distant monte et retombe.
Du Nord froid et bleuatre, ruisselaient
Des lueurs avec un bruit sifflant, étrange;
à travers le firmament elles jaillissaient et passaient,
Comme les faveurs de la Fortune, perdues aussit?t que gagnées.
Par hasard, je tournai insouciamment mes yeux,
Et, dans le rayon de lune, je tremblai en voyant
Se lever un spectre austère et puissant,
Vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels.
Eussé-je été une statue de pierre,
Son aspect m'aurait fait frissonner;
Et sur son bonnet était gravée clairement
La devise sacrée: ?Liberté!?
Et de sa harpe coulaient des chants
Qui auraient réveillé les morts endormis;
Et, oh! c'était une histoire de détresse
Comme jamais une oreille anglaise n'en connut de plus grande.
Il chantait avec joie ses jours d'autrefois,
Avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents,
Mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu,
Je ne le risquerai pas dans mes rimes[494].
Bien que les derniers vers aient un accent de brusquerie, la pièce, jolie poétiquement, est vague et faible comme expression de sentiments publics. Elle consiste presque entièrement en une description de nature qui servirait aussi bien à une pièce d'amour. On sent qu'elle ne porte sur rien. Ce n'était pas en Angleterre, mais en France, que le combat décisif était engagé. C'était sous la figure de la Révolution que la Liberté s'offrait alors aux hommes. C'était la Révolution fran?aise qui était l'expression de l'attente générale et le fait réel de l'époque. C'était à la condition de se passionner pour ou contre elle qu'on était de son temps, à quelque pays qu'on appart?nt.
Cependant la vague met quelque temps à arriver jusqu'à lui. Il ne semble pas s'être inquiété d'abord de la commotion qui se préparait en France. Il était trop accaparé par ses passions et les nécessités de chaque jour pour sortir beaucoup de sa propre vie. Il était trop peu instruit pour s'intéresser au développement historique d'une époque; ses lectures ne lui permettant pas de coordonner les événements, ils restaient pour lui particuliers, et ne le touchaient que s'ils se mêlaient à sa vie. La vue de nobles perspectives historiques ne le transportait pas, comme Wordsworth ou Coleridge. Enfin son esprit était, par constitution, trop précis, trop personnel, pour s'éprendre d'un rêve humanitaire. Il ne vivait pas parmi les abstractions. La Justice et la Bonté l'attiraient, mais dans des faits particuliers, et non sous une forme générale. Il était donc moins disposé que des hommes instruits et méditatifs à s'enthousiasmer pour une Réforme lointaine et abstraite. Il est assez curieux de remarquer que, tant que la Révolution resta générale et conserva un aspect philosophique et doctrinaire, tant qu'elle demeura telle que la rêvaient Wordsworth et Coleridge, elle para?t lui avoir été indifférente. Il n'y a pas un vers de lui qui s'y rapporte.
C'est seulement quand elle devint violente, tragique, et vraiment populaire, quand elle perdit son aspect de Réforme humanitaire, pour prendre celui d'un drame, et qu'elle fut, non plus un exposé de principes, mais un conflit de passions; en un mot, quand elle devint quelque chose de concret, qu'elle commen?a à l'attirer. Il s'éprit d'elle au moment où les esprits généraux et à principes commen?aient à s'en détacher. Aussi de quel ton différent il en parle! Les autres sont des philosophes historiques et des rêveurs, qui contemplent les choses de hauteurs sereines. Lui, a l'air d'un révolutionnaire engagé dans la lutte. L'idée générale dispara?t, la passion du moment éclate, avec quelque chose de la colère et des fureurs de la rue. Et aussit?t la forme change. Ce n'est plus celle de la méditation, les belles et larges narrations de Wordsworth; ce n'est plus celle de l'enthousiasme intellectuel, l'ode philosophique de Coleridge. C'est la forme courte, pressée, ardente, la chanson populaire faite pour être chantée par la foule, et rythmer une marche de révolte. Il est impossible de lire, même dans une traduction, sa pièce sur l'Arbre de la Liberté, sans sentir ce qu'elle contient d'apreté.
Avez-vous entendu parler de l'arbre de France?
Je ne sais pas quel en est le nom;
Autour de lui, tous les patriotes dansent,
L'Europe conna?t sa renommée.
Il se dresse où jadis se dressait la Bastille,
Une prison batie pour les rois, homme,
Quand la lignée infernale de la Superstition
Tenait la France en lisières, homme!
Sur cet arbre pousse un tel fruit
Que chacun peut en dire les vertus, homme;
Il élève l'homme au-dessus de la brute,
Et fait qu'il se conna?t lui-même, homme.
Si jamais le paysan en go?te une bouchée,
Il devient plus grand qu'un lord, homme,
Et avec le mendiant il partage un morceau
De tout ce qu'il possède, homme!
Ce fruit vaut toute la richesse d'Afrique,
Il fut envoyé pour nous consoler, homme;
Pour donner la douce rougeur de la santé,
Et nous rendre tous heureux, homme.
Il éclaircit le regard, il égaie le c?ur,
Il rend les grands et les pauvres bons amis, homme;
Et celui qui joue le r?le de tra?tre,
Il l'envoie à la perdition, homme!
Ma bénédiction suit toujours le gars
Qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme,
Et, en dépit du diable, rapporta un rameau,
D'au delà des vagues de l'Ouest, homme.
La noble Vertu l'arrosa avec soin,
Et maintenant elle voit avec orgueil, homme,
Combien il bourgeonne et fleurit,
Ses branches s'étendent au loin, homme![495]
On sent déjà dans ces strophes quelque chose d'autrement apre que chez les autres poètes. Celle qui suit est plus farouche encore. Elle est brutale, à la fois narquoise et cruelle, comme un refrain de sans-culotte. Elle a comme un écho du ??a ira?. Elle aurait pu être chantée par la foule qui s'en retournait de voir l'exécution de Louis XVI.
Mais les gens vicieux ha?ssent de voir
Les ouvrages de la vertu prospérer, homme;
La vermine de la cour maudit l'arbre,
Et pleura de le voir fleurir, homme.
Le roi Louis pensa le couper,
Quand il était encore un arbuste, homme,
Pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne,
Lui coupa la tête et tout, homme![496]
Puis viennent des strophes qui rappellent la lutte de la Révolution contre les rois coalisés et qui font penser au beau passage de Coleridge sur le même sujet. C'est toujours le cri d'enthousiasme arraché par les victoires républicaines. Il y a ici quelque chose de plus martial.
Puis, un jour, une bande mauvaise
Fit un serment solennel, homme,
Qu'il ne grandirait pas, qu'il ne fleurirait pas,
Et ils y engagèrent leur foi, homme.
Les voilà partis, avec une parade dérisoire,
Comme des chiens chassant le gibier, homme,
Mais ils en eurent bient?t assez du métier,
Et ne demandèrent qu'à être chez eux, homme!
Car la Liberté, debout près de l'arbre,
Appela ses fils à haute voix, homme;
Elle chanta un chant d'indépendance
Qui les enchanta tous, homme!
Par elle inspirée, la race nouvellement née
Tira bient?t l'acier vengeur, homme!
Les mercenaires s'enfuirent-elle chassa ses ennemis
Et rossa bien les despotes, homme[496].
La pièce se continue par un retour sur l'Angleterre, où se trouve une de ces allusions qui auraient rendu dangereuse pour Burns la publication de ces vers.
Que l'Angleterre se vante de son chêne robuste,
De son peuplier, de son sapin, homme;
La vieille Angleterre jadis pouvait rire,
Et briller plus que ses voisins, homme.
Mais cherchez et cherchez dans la forêt,
Et vous conviendrez bient?t, homme
Qu'un pareil arbre ne se trouve pas
Entre Londres et la Tweed, homme![496]
La fin est un aper?u humanitaire. C'est le tableau de ce que pourrait devenir la vie humaine, si les arbres de la Liberté croissaient partout. On y voit para?tre l'idée, rare et fugitive chez Burns, de la concorde et du bonheur universels. Nous avons vu qu'il go?tait peu ces idées générales. Au lieu des belles rêveries philanthropiques, où se plaisait Wordsworth et qui étaient le véritable domaine de son ame, il y a ici quelque chose de plus près de terre. C'est plut?t l'expression d'un sentiment personnel, et il s'y glisse en même temps de la colère et de la rancune.
Sans cet arbre, hélas, cette vie
N'est qu'une vallée de chagrin, homme,
Une scène de douleur mêlée de labeur;
Les vraies joies nous sont inconnues, homme,
Nous peinons t?t, nous peinons tard,
Pour nourrir un gredin libre, homme,
Et tout le bonheur que nous aurons jamais
Est celui au-delà de la tombe, homme!
Avec beaucoup de ces arbres, je crois,
Le monde vivrait en paix, homme;
L'épée servirait à faire une charrue,
Le bruit de la guerre cesserait, homme;
Comme des frères en une cause commune,
Nous serions souriants l'un pour l'autre, homme,
Et des droits égaux et des lois égales
Réjouiraient toutes les ?les, homme!
Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger
Cette nourriture délicate et saine, homme;
Je donnerais mes souliers de mes pieds
Pour go?ter ce fruit, je le jure, homme.
Prions donc que la vieille Angleterre puisse
Planter ferme cet arbre fameux, homme,
Et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour
Qui nous donne la liberté, homme![497]
Il est inutile de faire remarquer que tous les sentiments que nous avons tracés dans Wordsworth et dans Coleridge sont représentés ici. C'était encore un c?ur anglais qui tressaillait à la chute de la Bastille et la prédiction de Cowper se réalisait une fois de plus. Mais de quelle joie différente! Ceci est vraiment une chanson révolutionnaire. Par pure sympathie populaire, Burns rendait de bien plus près l'accent de la populace, lancée effrénement dans le soup?on, la cruauté et l'audace. Une sorte d'instinct lui avait fourni, du premier coup, ce ton fait de vulgarité énergique, de défi héro?que, et de cynisme goguenard. Cette pièce a effrayé plusieurs des éditeurs de Burns. Quelques-uns ont essayé de nier qu'il en f?t l'auteur, malgré l'existence du manuscrit. Ils ont invoqué je ne sais quelle évidence intérieure qui suffirait, au contraire, à faire attribuer ces vers à Burns. Lui seul était capable de l'écrire. On y reconna?t la fa?on qui lui était familière de dresser une idée abstraite dans une image, et de la développer en suivant tous les détails de l'image. C'est le procédé qu'il emploie dans presque toutes ses satires. C'est bien aussi son tour de main robuste et simple, sa manière de bousculer l'idée et de la faire marcher vivement. D'autres éditeurs forcés de reconna?tre son authenticité ne la donnent pas sans quelques mots de regret[498].
Il y a lieu de croire que bon nombre de pièces politiques de Burns ont disparu. De son vivant, un de ses ennemis seul aurait pu les révéler; ses amis devaient les cacher et peut-être le blamer de les avoir écrites. Même après sa mort, l'intérêt de ses enfants réclamait qu'on ne froissat aucune jalousie politique[499]. Mais on conna?t assez de sa vie pour savoir qu'il a toujours, comme les autres poètes, mis ses v?ux du c?té de la France. Il suffit de rappeler le fait des canons envoyés au gouvernement fran?ais. Il existe de lui une courte chanson, improvisée à la nouvelle de la défection de Dumourier, et qui, sans avoir de valeur littéraire, sert à indiquer où étaient ses sympathies.
Vous êtes bienvenu chez les Despotes, Dumourier,
Vous êtes bienvenu chez les Despotes, Dumourier,
Comment va Dompierre?
Oui, et Burnonville aussi?
Pourquoi ne sont-ils pas venus avec vous, Dumourier?
Je combattrai la France avec vous, Dumourier,
Je combattrai la France avec vous, Dumourier,
Je combattrai la France avec vous,
Je courrai ma chance avec vous,
Sur mon ame, je danserai une danse avec vous, Dumourier.
Allons donc combattre, Dumourier,
Allons donc combattre, Dumourier,
Allons donc combattre,
Jusqu'à ce que l'étincelle de la Liberté soit éteinte,
Alors, nous serons maudits, sans doute, Dumourier![500]
Il suffit de se rappeler le duel qu'il faillit avoir avec un officier à la suite du toast dont il a été parlé dans la biographie[501], pour voir que, lui aussi, il avait préféré la cause de la Révolution fran?aise à celle de son pays.
Mais son esprit mêlé à la vie et toujours mené par l'impulsion du moment n'était pas fait pour se retirer dans un principe et laisser tout autour rugir les événements. L'isolement prolongé de Wordsworth ne lui était pas possible. Il ressentit aussi la réaction que nous avons vue dans Wordsworth et Coleridge. Il redevint anglais, plus subitement qu'eux. Peut-être était-il poussé par la nécessité de se débarrasser des soup?ons dont il avait souffert et le désir d'affirmer officiellement son loyalisme. Quand, au commencement de 1795, on forma des compagnies de volontaires, il en fit partie et composa une chanson patriotique contre la France.
La Gaule hautaine nous menace d'une invasion?
Que ces gredins prennent garde, Monsieur;
Il y a des murs de bois sur nos mers,
Et des volontaires sur la rive, Monsieur.
La Nith remontera vers le mont Corsincon,
Et le mont Criffel tombera dans la Solway,
Avant que nous laissions un ennemi étranger
Se rallier sur le sol britannique!
Nous ne laisserons jamais un ennemi étranger
Se rallier sur le sol britannique!
Le chaudron de l'église et de l'état
Peut-être a besoin d'être rétamé;
Mais, du diable, si un chaudronnier étranger
Lui mettra jamais un clou!
Le sang de nos pères a payé le chaudron,
Et qui ose mettre la main dessus,
Par le ciel, ce chien sacrilège
Servira à le faire bouillir!
Par le ciel, ce chien sacrilège
Servira à le faire bouillir!
Le gredin qui reconna?t un tyran,
Et le gredin, son vrai frère,
Qui voudrait mettre la foule au-dessus du tr?ne,
Puissent-ils être damnés ensemble!
Qui refuse de chanter: ?Dieu sauve le roi!?
Sera pendu haut comme le clocher!
Mais, tout en chantant: ?Dieu sauve le roi!?
Nous n'oublierons jamais le peuple;
Mais, tout en chantant: ?Dieu sauve le roi!?
Nous n'oublierons jamais le peuple![502]
Il est assurément curieux de suivre, dans cet homme soustrait aux influences politiques et perdu au fond du nord, les phases de la Révolution. Il a vibré, avec des tons différents, aux mêmes souffles que les autres poètes anglais de son temps. à une certaine hauteur, toutes les ames étaient touchées par le vent qui venait de France. Il est cependant juste de remarquer combien Burns est loin de Wordsworth comme poète politique, et combien il était moins au courant de son époque. De la Révolution fran?aise, il n'a compris que la manifestation passionnelle et populaire; il n'a saisi que ce qui s'adressait à ses instincts d'homme du peuple. Toute la partie philosophique, abstraite et élevée, de la Révolution, lui a échappé. Il n'a ni attendu, ni compris le rêve de Fraternité universelle, dont la beauté avait inondé le c?ur de Wordsworth. Il n'a pas même saisi la grandeur des événements qui bondissaient et se tordaient dans la tourmente révolutionnaire. Il ne s'y est intéressé que de loin. Il les a vus sans précision, sans éprouver la sensation de terreur historique dont on retrouve la trace chez tous ceux qui les ont contemplés. Il a continué à écrire des chansons d'amour. Son ame, trop personnelle, n'était pas faite pour s'éprendre d'une grande cause, autrement que par accès. L'admirable dévotion de Wordsworth lui était inaccessible.
Sur un autre point, il prend sa revanche. Il a été, avec plus de fougue et de résultats que les autres, le poète de l'égalité. Il ne lui a pas fallu attendre pour cela l'arrivée de la Révolution fran?aise. L'égalité a été une de ses inspirations les plus précoces, les plus durables, et les plus violentes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. La vie courageuse et infortunée de son père, cette défaite du travail et de la probité par la misère, avaient éveillé, dans le vif de son c?ur, un sentiment de révolte. Le contraste de tant de vies oisives, bestiales et gorgées d'abondance, lui avait montré que les biens ne sont pas du c?té de la vertu. La comparaison de sa propre valeur avec la nullité de tant de sots titrés et opulents lui avait montré que l'intelligence n'est pas l'apanage de la fortune. Il s'était habitué, par ce qu'il avait vu, à considérer la valeur morale et intellectuelle des hommes comme indépendante du rang et de la richesse. Il s'était mis de bonne heure à juger les hommes par ce qu'ils valent en réalité.
Il y avait, au-dessous de cette revendication de son rang, quelque chose de plus douloureux. Une sorte de colère contre les inégalités, contre la manière aveugle dont sont répartis les biens et les honneurs, une haine des distinctions sociales. Certains c?urs frappés de ces différences, mais en comprenant du même coup le néant, les regardent avec un tranquille mépris. Il faut, pour toiser ainsi les injustices sociales, un tempérament paisible, et aussi l'assurance de la vie matérielle. Burns était trop emporté. Le contact continuel avec la misère, le souci du lendemain l'exaspérait et l'affolait sans cesse. La médiocrité de la vie peut se supporter avec patience, non l'incertitude. Celle-ci est une torture qui finit par rendre farouche et ombrageux. à ces causes de rancune s'en ajoutaient sans doute d'autres moins excusables: des froissements d'orgueil, des besoins de plaisir, et, ce qui est plus douloureux pour les hommes comme Burns que tout le reste, le sentiment d'être séparé des femmes par son sang infime. Tout cela avait fermenté dans son ame et y avait produit un levain. La vue des richesses le courrou?ait; il le disait parfois avec une singulière amertume.
?Quand il faut que je me blottisse dans un coin, de peur que l'équipage bruyant de quelque lourd imbécile m'écrase dans la boue, je suis tenté de m'écrier: ?Quels mérites a-t-il eus, ou quels démérites ai-je eus, dans une existence antérieure, pour qu'il soit introduit dans cette existence-ci avec le sceptre du pouvoir et les clefs de la richesse dans sa main chétive, tandis que moi, j'ai été lancé d'un coup de pied dans le monde, pour être le jouet de la folie ou la victime de l'orgueil.[503]?
On reconna?t l'homme qui marche par les rues avec une sourde irritation contre ce luxe qui l'éclabousse. Voici encore le même sentiment avec plus d'apreté. C'est le geste de colère et le mot brutal qu'on voit et qu'on entend parfois, sur le bord d'un trottoir.
?Hélas! malheur à la femme sans appui! la prostituée besogneuse qui a grelotté au coin de la rue, attendant pour gagner les gages d'une prostitution de hasard; elle est abandonnée, méprisée, insultée, écrasée sous les roues du carrosse de la catin titrée, qui se précipite à un rendez-vous coupable, elle qui, sans pouvoir plaider la même nécessité, se vautre toutes les nuits dans le même commerce coupable.[504]?
Ne croirait-on pas entendre une de ces apostrophes haineuses de Jacques Vingtras?
Cet état de colère se trahit à la moindre occasion, s'exprime par des invectives contre les nobles et contre les riches. Elles jaillissent de toutes parts dans ses ?uvres, lancées avec une singulière violence de mépris et d'insulte. Il faut dire que l'aristocratie du XVIIIe siècle, surtout l'aristocratie moyenne, ne justifiait que trop souvent ces attaques. Ignorante, grossière, livrée pesamment à l'ivrognerie et au vice, elle imitait, en l'alourdissant encore, l'épaisse débauche dont les deux premiers Georges avaient donné l'exemple. Elle y ajoutait une sorte de brutalité et d'arrogance due au tempérament anglais. Les romanciers ont laissé maints portraits de ces nobles, et les Squire Western n'étaient pas rares. Avec cela, les anciens droits seigneuriaux restaient entiers, incontestés, exercés dans toute leur dureté. Pour fournir de l'argent aux dépenses des ma?tres, les intendants étaient impitoyables, pressuraient, la menace à la bouche. Aussi, toutes les fois que Burns parle des nobles, sa voix prend un ton de haine, et la colère lui passe dans les yeux. Ses allusions à l'aristocratie sont une satire et une injure continuelles. Sa pièce des Deux Chiens, une de ses premières, où il fait causer un chien de berger avec un chien de Terre-Neuve qui porte le collier de cuivre d'un propriétaire, n'est qu'une diatribe où il oppose le sort des riches à celui des pauvres. Quel contraste! Le seigneur terrien accumule ses lourdes rentes, ses droits de charbonnages, ses d?mes, ses redevances; il se lève quand il lui pla?t; ses laquais répondent à son coup de cloche; il appelle sa voiture, il appelle son cheval; il tire une bourse ?aussi longue que ma queue?, dit le Terre-neuve, à travers les mailles de laquelle brillent les georges d'or. Du matin au soir, on ne travaille qu'à cuire au four, à r?tir, à frire, à bouillir; tout le monde, du ma?tre au dernier valet, se gorge de sauces et de rago?ts.
Son Honneur possède tout dans le pays:
Ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre,
J'avoue que cela passe ma compréhension[505].
Puis vient le tableau de la cruauté des intendants. On y sent le souvenir de scènes pénibles dont il avait été témoin pendant son enfance. Il est impossible de se méprendre sur le ton de ces paroles.
Et puis, voir comment vous êtes négligés,
Comment malmenés, bousculés, outragés!
Ciel, homme, notre gentry se soucie aussi peu
Des bêcheurs, terrassiers et autre bétail,
Ils passent aussi fiers près des pauvres gens
Que moi auprès d'un blaireau pourri.
J'ai vu le jour d'audience de notre ma?tre,
Et maintes fois mon c?ur en a été attristé;
Les pauvres tenanciers, maigrement pourvus d'argent,
Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant!
Il frappe du pied et menace, maudit et jure
Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien;
Tandis qu'ils doivent se tenir debout avec un aspect humble,
Et tout entendre, et craindre et trembler!
Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse,
Mais s?rement il faut que les pauvres gens soient misérables.
Mais ce sont peut-être des abus imputables à des subalternes trop zélés. Le ma?tre n'est pas là. Il est retenu à Londres, au parlement, occupé au bien du pays. Il ne peut tout surveiller. Il n'est pas responsable des duretés de ses subalternes. Le bien du pays! Il y songe vraiment. Et le réquisitoire continue plus ardent.
Ah! gars, tu ne sais rien de tout cela;
Le bien de l'Angleterre! ma foi! j'en doute.
Dis plut?t qu'il marche comme le premier ministre le mène;
Qu'il dit oui ou non comme on lui commande;
Paradant aux opéras et aux théatres.
Hypothéquant, jouant, mascaradant;
Ou peut-être, un jour de caprice,
Il part pour la Haye ou Calais,
Pour faire un tour et prendre l'air,
Apprendre le bon ton et voir le monde.
Là, à Vienne, ou à Versailles,
Il délabre la vieille succession de son père;
Ou bien il prend le chemin de Madrid,
Pour racler des guitares et voir battre des taureaux;
Ou bien il s'enfonce sous des avenues italiennes,
Chassant la catin dans des bosquets de myrtes;
Et puis, il va boire des boueuses eaux allemandes,
Pour engraisser et s'éclaircir le teint,
Et se purger des conséquences facheuses,
Dons d'amour des signeras de Carnaval.
Le bien de l'Angleterre!-dis sa destruction
Par la dissipation, la discorde et les factions![506]
Puis il s'en prend à l'oisiveté de ces inutiles. Il représente les gentlemen et, pis encore, les Ladies, tourmentés du manque d'occupation. Ils flanent, las de leur inertie. Encore que rien ne les trouble, ils sont malheureux.
Leurs jours insipides, ternes et sans go?t,
Leurs nuits inquiètes, longues et sans repos,
Même leurs sports, leurs bals, leurs courses de chevaux,
Leurs promenades à cheval dans les endroits publics,
Il y a tant de parade, de pompe et d'apprêt,
Que le plaisir peut à peine atteindre leurs c?urs.
D'une main de plus en plus brutale, il arrache les voiles, il montre les débauches des hommes, les médisances des femmes, les nuits passées au jeu, cette passion des dames du XVIIIe siècle dont Thackeray a laissé un joli tableau dans ses Virginians; enfin, les tricheries. Rien n'y manque. On dirait une des cruelles peintures de Hogarth. C'est la même précision et la même vigueur de trait.
Les hommes, qui se sont querellés dans leurs exercices,
Se réconcilient dans une débauche profonde;
La nuit, ils sont ivres de boisson et de putasserie,
Le lendemain, la vie leur est intolérable.
Les dames, se tenant par le bras en groupes,
Grandes et gracieuses ont l'air de s?urs.
Mais écoutez ce qu'elles disent des absentes,
Elles sont toutes des démons et des folles.
Tant?t, au-dessus de leur petite tasse et de leur soucoupe,
Elles dégustent et go?tent un peu de médisance;
Ou bien, le long des nuits, avec des airs pincés,
Elles restent penchées sur les diaboliques cartes peintes,
Risquent les meules d'un fermier sur un coup,
Et trichent comme un gredin qui n'est pas encore pendu[507].
Et cette peinture qui ne sent pas l'amitié se termine par ces deux vers:
y a quelques exceptions, homme ou femme,
Mais ceci est la vie de la Gentry, en général[508].
Partout où il en trouve l'occasion, il place quelques mots contre les nobles, quelque terme méprisant qui les rend odieux et ridicules. Dans Les Deux Ponts d'Ayr, il représente:
Une gentry stupide, à tête de liége, sans grace,
La dévastation et la ruine de la contrée,
Des hommes faits à trois quarts par leurs tailleurs et leurs barbiers[509].
Ailleurs, c'est:
Le comte féodal, hautain,
Avec sa chemise à jabot et sa canne brillante,
Qui ne se croit pas fait d'os vulgaires,
Mais marche d'un pas seigneurial,
Tandis qu'on ?te chapeaux et bonnets
Quand il passe[510].
Ou bien c'est, quelque gros propriétaire, stupide et lourd, qui se tient l'oreille, se passe la main sur la barbe, et arrache de sa gorge un compliment rauque comme une toux. Dans ses chansons d'amour, le prétendant riche et sot repara?t constamment, tourné en ridicule, abandonné pour le jeune galant, pauvre et aimé[511]. Dans une ballade écrite au moment d'une élection il chante:
Mais pourquoi plierions-nous devant les nobles?
Cela est-il contre la loi?
Car quoi? un lord peut être un idiot,
Avec son ruban, sa croix et tout cela.
Malgré tout cela, malgré tout cela,
à la santé de Héron, malgré tout!
Un lord peut être un chenapan,
Avec son ruban, sa croix et tout cela[512].
Quand il trouve à frapper sur un lord, il n'y manque pas, témoins ses vers sur le duke de Queensberry ?ce reptile qui porte une couronne ducale[513]?; et sa pièce véritablement féroce contre le comte de Breadalbane, pièce injuste, d'une violence incroyable, et qui semble une véritable excitation à l'assassinat. Elle commence par des vers comme ceux-ci:
Longue vie et santé, milord, soient v?tres,
à l'abri des paysans affamés des Hautes Terres!
Fasse le Seigneur qu'aucun mendiant désespéré, déguenillé,
Avec un dirk, une claymore, ou un fusil rouillé,
Ne prive la vieille écosse d'une vie
Qu'elle aime-comme les agneaux aiment un coutelas[514].
On croirait entendre un refrain fait pour des paysans Irlandais, aux plus sombres moments de haine. Et la pièce continue avec une sauvagerie et une apreté d'ironie qui fait, par moments, penser à Swift. Elle éclate avec le ricanement farouche et infernal du plus amer des écrivains.
Lorsque, par hasard, il rencontre un noble, exempt des défauts de sa classe, il ne peut cacher sa surprise. On sent qu'il l'aborde avec un sentiment de défiance et presque d'hostilité. Il a besoin d'être désarmé. Dans ses vers sur sa rencontre avec lord Daer il dit:
Je guettais les sympt?mes des grands,
L'orgueil d'être noble, la solennité seigneuriale,
La hauteur arrogante;
Du diable, s'il avait de l'orgueil! ni orgueil,
Ni insolence, ni pompe, à ce que je pus voir,
Pas plus qu'un honnête laboureur[515].
Ainsi perce, à chaque instant, son mauvais vouloir envers les classes élevées, son irritation de voir au-dessus de lui, par la richesse ou les honneurs, des hommes sans mérite et sans utilité. On sent derrière chacune de ces strophes un pamphlétaire tout prêt, qui n'attend que l'occasion pour s'élancer à l'attaque des distinctions sociales. Ces vers sont en partie de 1786. Dans un autre pays, le persiflage de Figaro venait de donner à l'aristocratie de légers et brillants coups de stylet; il y a ici une main plus lourde et comme des coups de hache.
Il n'a pas été satisfait de ces invectives qui, après tout, ne dépassent pas beaucoup la satire. Il est allé tout droit jusqu'au bout de la question. Il s'est demandé pourquoi le labeur de la plupart tourne au profit de quelques-uns; pourquoi des milliers de créatures humaines peinent désespérément et stérilement, pour en entretenir quelques autres dans le luxe et la paresse. Il s'est courroucé contre ce qu'on appellerait aujourd'hui l'exploitation de l'homme. Si le terme n'y est pas, la pensée ressort nettement. Elle avait pris possession de son esprit et y éveillait souvent de sombres réflexions. Il écrivait:
?Après tout ce qui a été dit pour l'autre c?té de la question, l'homme n'est aucunement une créature heureuse. Je ne parle pas des quelques privilégiés, favorisés par la partialité du ciel, dont les ames ont été créées pour être heureuses parmi la richesse, les honneurs, et la prudence et la sagesse. Je parle de la multitude des négligés, dont les nerfs, dont les muscles, dont les jours sont vendus aux favoris de la fortune[516].?
Il ne pouvait voir, sans un mouvement pénible, les rapports entre les riches et ceux qui les enrichissent. On peut saisir, dans cet autre passage de sa correspondance, la sourde irritation qu'il apportait souvent dans les maisons des heureux, et quelle peine il devait prendre pour la cacher. à lire le récit de l'entrevue dont il parle, on entend le ton sarcastique avec lequel il a d? surenchérir sur les opinions qu'on exprimait devant lui.
?Il y a peu de circonstances, se rattachant à la distribution inégale des bonnes choses de cette vie, qui me causent plus d'irritation, (je veux dire dans ce que je vois autour de moi) que l'importance donnée par les opulents à leurs petites affaires de famille, en comparaison des mêmes intérêts placés sur la scène étroite d'une chaumière. Hier après midi, j'ai eu l'honneur de passer une heure ou deux au foyer d'une bonne dame, chez qui le bois qui forme le plancher était décoré d'un tapis splendide, et la table brillante étincelait d'argenterie et de porcelaine. Nous sommes aux environs du terme; et il y avait eu un bouleversement parmi ces créatures qui, bien qu'elles semblent avoir leur part et une part aussi noble de la même nature que Madame, sont, de temps à autre, leurs nerfs, leurs muscles, leur santé, leur sagesse, leur expérience, leur esprit, leur temps, que dis-je? une bonne partie de leurs pensées mêmes, vendus, pour des mois ou des années, non-seulement aux besoins, aux convenances, mais aux caprices d'une poignée d'importants. Nous avons causé de ces insignifiantes créatures. Bien mieux, malgré leur stupidité et leur gredinerie générales, nous avons fait à quelques-uns de ces pauvres diables l'honneur de les approuver. Ah! léger soit le gazon sur la poitrine de celui qui a le premier enseigné: ?Respecte-toi toi-même.? Nous avons regardé ces grossiers malheureux, leurs sottes de femmes et leurs malotrus d'enfants, de très haut, comme le b?uf majestueux voit la fourmilière petite et sale, dont les chétifs habitants sont écrasés sous sa marche insouciante, ou lancés en l'air dans les jeux de son orgueil[517].
Ces lettres sont de 1788. Mais cette protestation contre le travail injustement réparti n'avait pas tardé si longtemps pour se trahir dans ses vers. étant encore à Mauchline, il avait eu la vision saisissante de tant de vies humaines écrasées, courbées vers le sol comme sous un joug, impitoyablement usées, au profit d'une seule. Il avait éprouvé le sentiment d'immense tristesse qui sort de tout, lorsqu'on contemple les labeurs humains avec cette arrière-pensée. Il l'avait exprimé dans une image vraiment belle. On voit s'étendre la vaste plaine sur laquelle pèse cette malédiction; un soleil morne et qui ne ramène que des douleurs l'éclaire. La terre a une teinte funèbre; un gémissement universel sort des choses. Cela fait penser à certaines images de Lamennais, grandioses et d'un coloris tragique.
Le soleil, suspendu au-dessus de ces moors
Qui s'étendent profonds et larges,
Où des centaines d'hommes peinent pour soutenir
L'orgueil d'un ma?tre hautain,
Je l'ai vu ce las soleil d'hiver,
Deux fois quarante ans, revenir;
Et chaque fois m'a donné des preuves
Que l'homme fut créé pour gémir[518].
Et un peu plus loin, la même idée est reprise, mais accompagnée cette fois d'un commentaire, d'une interrogation impatiente et presque mena?ante.
Vois ce malheureux surmené de labeur,
Si abject, bas et vil,
Qui demande à son frère, fait de terre comme lui,
De lui permettre de peiner.
Et vois ce ver de terre altier, son compagnon,
Dédaigner la pauvre prière,
Insoucieux qu'une femme en pleurs
Et des enfants sans soutien gémissent.
Si j'ai été marqué comme l'esclave de ce seigneur,
Marqué par la loi de la nature,
Pourquoi un souhait d'indépendance
Fut-il planté dans mon ame?
Sinon, pourquoi suis-je soumis
à sa cruauté ou son dédain?
Ou pourquoi l'homme a-t-il la volonté et le pouvoir
De faire gémir son semblable?[518]
Ce n'étaient là encore que des indices éparpillés dans ses ?uvres, des fragments de roc per?ant le sol ?à et là et laissant deviner ce qu'il recouvrait. Ces sorties arrivaient au gré de son humeur. Elles contenaient de tout, du bon et du mauvais, une part de justice et de vérité, parfois aussi de l'orgueil, de la jalousie, des préjugés, des jugements irréfléchis.
Quand les événements de la Révolution fran?aise tournèrent davantage les esprits de ce c?té, ces éléments un peu mélangés se coordonnèrent dans le sien. Ce qu'il y avait de trop personnel et de purement agressif s'épura, au souffle de grands principes qui flottait dans l'air et y formait une atmosphère de généralisation. Au lieu de s'échapper en boutades et en invectives, cette idée de l'égalité des hommes devint plus large et plus élevée. Elle prit la haute forme d'un principe. En réclamant l'honnêteté comme la mesure unique des hommes, il mit sa revendication sous une sauvegarde inattaquable. Il écrivit alors une de ses plus belles chansons, admirable de fierté, d'énergie; et irréfutable. C'est une de ses plus populaires. Elle est devenue une sorte de Marseillaise de l'égalité. Son refrain d'une simplicité éloquente, cette comparaison du rang avec l'empreinte de la pièce d'or, et de l'homme avec le métal lui-même, sont entrés à jamais dans l'ame du peuple.
Faut-il que l'honnête pauvreté
Courbe la tête, et tout ?a?
Le lache esclave, nous le méprisons,
Nous osons être pauvres, malgré tout ?a!
Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Nos labeurs obscurs, et tout ?a,
Le rang n'est que l'empreinte de la guinée,
C'est l'homme qui est l'or, malgré tout ?a.
Qu'importe que nous d?nions de mets grossiers,
Que nous portions de la bure grise, et tout ?a;
Donnez aux sots leur soie, aux gredins leur vin,
Un homme est un homme, malgré tout ?a!
Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Malgré leur clinquant, et tout ?a,
L'honnête homme, si pauvre soit-il,
Est le roi des hommes, malgré tout ?a!
Voyez ce bellatre qu'on nomme un lord,
Qui se pavane, se rengorge, et tout ?a?
Bien que des centaines d'êtres s'inclinent à sa voix,
Ce n'est qu'un bél?tre malgré tout ?a;
Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Son cordon, sa croix et tout ?a,
L'homme d'esprit indépendant
Regarde et se rit de tout ?a!
Le roi peut faire un chevalier,
Un marquis, un duc et tout ?a;
Mais un honnête homme est plus qu'il ne peut,
Par ma foi qu'il n'essaye pas ?a!
Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Leur dignité et tout ?a,
La sève du bon sens, la fierté de la vertu
Sont de plus hauts rangs que tout ?a!
Prions donc qu'il puisse advenir,
Comme il adviendra malgré tout ?a!
Que le bon sens et la vertu, sur toute la terre,
L'emportent un jour sur tout ?a.
Malgré tout ?a, malgré tout ?a,
Il adviendra malgré tout ?a
Que l'homme et l'homme, par tout le monde,
Seront frères, malgré tout ?a![519]
La différence n'éclate-t-elle pas manifestement entre la poésie politique de Burns et celle de ses contemporains? Wordsworth et Coleridge appelaient l'égalité en philosophes historiques. Ils la voyaient comme une des promesses de l'avenir. Ils la réclamaient dans de nobles plaidoyers philosophiques. Ils avaient l'optimisme de l'idéal. Les yeux ravis dans un mirage, ils n'apercevaient pas, à leurs pieds, les abus, les souffrances, les usurpations, les iniquités, les mauvaises ?uvres, mais la magnifique espérance qui se levait à l'horizon. C'est elle qu'ils attendaient, oubliant que l'aurore ne para?t toucher la Terre que parce qu'elle est lointaine, et qu'elle s'en éloigne quand nous nous rapprochons. Ce n'est pas cependant que de pareils rêves soient inutiles. Ils sont bien au-dessus de l'humanité et des événements, mais il en tombe une bonté et une charité qui fécondent la vie.
La poésie de Burns est plus terrestre: elle est faite de haine contre l'inégalité; elle est surtout une revendication. C'est la révolte d'un prolétaire qui, souffrant des abus, se redresse contre eux. Il est las, ses membres sont meurtris, sa patience est à bout, la colère na?t dans son c?ur. Que lui importent les rêves éloignés! C'est le soulagement immédiat qu'il réclame. Il lui échappe un cri fait de plainte et de menace. C'est pourquoi, au lieu des nobles considérations de Wordsworth, ce sont des chansons, mais toutes tremblantes de passion, d'une éloquence emportée, brutale, parfois ironique, agressive. Elles sont faites par un homme du peuple. Une fois que le peuple les aura apprises, il ne les oubliera plus. Elles lui servent à rendre ce qu'il sent confusément. Elles sont faites pour être redites sur les routes, pour fournir des devises aux bannières populaires, et des citations aux orateurs de meetings. Elles contiennent des mots d'ordre, et presque des chants d'attaque. Car il est impossible de s'y méprendre, il y a dans ces paroles quelque chose qui va au-delà de tout ce qu'exprimait alors la poésie. Il y a un commencement de révolte contre les inégalités de la fortune, et l'accent des revendications socialistes. Shelley et Swinburne iront jusque-là, mais plus tard. Leurs poèmes, nourris de philosophie et d'images, ne pénétreront pas dans la multitude, comme ces couplets faits de passion et d'éloquence nue[520]. Ceux-ci seuls sont capables de secouer une nation. Si jamais les foules anglaises se soulèvent pour briser des formes sociales qu'on aura eu l'imprudence de vouloir conserver trop longtemps, c'est dans l'ode à l'Arbre de la Liberté, ou dans celle sur L'honnête Pauvreté, qu'elles trouveront les refrains, au rythme desquels elles marcheront. C'est justement que Robert Browning, dans une de ces courtes pièces où il condense un drame, faisant pleurer à un homme du peuple la perte d'un chef, passé en transfuge du c?té des richesses et des honneurs, invoque le nom de Burns et le met, à c?té de Milton et de Shelley, parmi les poètes révolutionnaires de l'Angleterre[521].
Il convient d'ajouter que ce redressement contre les riches ne revêt pas toujours ce caractère d'animosité. Il arrive souvent à Burns de maintenir l'égalité, en rehaussant l'existence des pauvres plut?t qu'en dénigrant celle des riches. Il y a, surtout clans les ?uvres de sa jeunesse, maint passage de bonne humeur, où la Pauvreté nargue l'Opulence et la défie gaiement d'être aussi heureuse qu'elle. Qu'importent les sacs d'écus, les titres et le rang? Est-ce qu'on ne porte pas son bonheur en soi-même? Dès qu'on est honnête homme, qu'on a la conscience claire et libre, ne loge-t-on pas en soi la paix elle contentement? La nature n'offre-t-elle pas ses charmes à tous également? Les pauvres n'ont-ils pas leurs amitiés et leurs amours, plus fidèles et plus purs souvent que ceux des riches? Et le c?ur où brillent ces flammes n'est-il pas plus riche que des c?urs éteints au milieu de la plus éclatante fortune? Les pauvres n'ont rien à envier à personne. L'ép?tre à Davie a exprimé cette insouciance, ce vaillant défi à la misère, cette joyeuse résignation à son sort.
Il est à peine au pouvoir d'un homme
De s'empêcher parfois de devenir aigre,
En voyant comment les choses sont partagées,
Comment les meilleurs sont par moments dans le besoin,
Tandis que des sots font fracas avec des millions,
Et ne savent comment les dépenser.
Mais, Davie, mon gars, ne vous troublez pas la tête,
Bien que nous ayons peu de bien;
Nous sommes bons à gagner notre pain quotidien,
Aussi longtemps que nous serons sains et forts.
N'en demandez pas plus, ne craignez rien,
Souciez-vous de l'age comme d'une figue,
La fin de tout, le pire de tout,
N'est après tout que de mendier.
Coucher, le soir, dans les fours à chaux et les granges,
Quand les os sont caducs et que le sang est mince,
Est sans doute grande détresse!
Même alors le contentement pourrait nous rendre heureux;
Même alors, parfois, nous attraperions une lampée
De vrai bonheur!
Le c?ur honnête qui est libre de tout
Dessein de fraude ou de crime,
N'importe comment la Fortune lance la balle,
à toujours quelque motif de sourire;
Et pensez-y, vous trouverez toujours
Que c'est là un grand réconfort;
Cessons donc là nos soucis,
Nous ne pouvons tomber plus bas.
Qu'importe si, comme le peuple des airs,
Nous errons dehors, sans savoir où,
Sans maison et sans salle?
Les charmes de la nature, les collines et les bois,
Les longues vallées, les ruisseaux écumants
Sont ouverts à tous également.
Aux jours où les paquerettes ornent le sol,
Où les merles sifflent clair,
D'une joie honnête nos c?urs bondiront
De voir l'année arriver.
Sur les talus, alors, quand il nous plaira,
Nous nous asseoirons, nous fredonnerons un air,
Puis, nous y mettrons des rimes et de la mesure,
Et nous chanterons le tout quand nous aurons fini.
Il n'appartient pas aux titres, ni au rang,
Il n'appartient pas à des trésors comme la banque de Londres,
D'acheter la paix et le repos:
Ce n'est pas de changer beaucoup en davantage,
Ce n'est pas les livres, ce n'est pas la science,
Qui peuvent nous rendre vraiment heureux;
Si le bonheur n'a pas son siége
Et son centre dans la poitrine,
Nous pouvons être savants, ou riches, ou grands,
Nous ne pouvons pas être heureux:
Aucuns trésors, aucuns plaisirs
Ne peuvent nous rendre longtemps satisfaits;
Le c?ur est, toujours, l'endroit qui, toujours,
Nous met d'aplomb ou de travers.
Pensez-vous que de tels que vous et moi,
Qui peinons et tirons par froid et chaud,
Avec un labeur incessant,
Pensez-vous que nous sommes moins heureux que ceux
Qui ne nous remarquent pas sur leur chemin,
Comme n'en valant pas la peine?
Hélas! comme souvent, dans leur humeur altière,
Ils oppriment les créatures de Dieu!
Ou bien, oubliant tout ce qui est bien,
Ils se roulent dans les excès!
N'ayant ni souci, ni crainte
Ni du ciel, ni de l'enfer!
Estimant et jugeant
Que ce n'est qu'une histoire vaine!
Résignons-nous donc joyeusement;
Ne rendons pas nos minces plaisirs plus petits,
En gémissant sur notre sort;
Quand bien même les malheurs viendraient,
Moi, qui suis assis ici, j'en ai rencontré,
Et je leur sais gré après tout,
Ils donnent l'esprit de l'age à la jeunesse,
Ils nous forcent à nous conna?tre,
Ils nous font voir la vérité nue,
Le vrai bien et le vrai mal.
Bien que les pertes et les traverses
Soient des le?ons bien sévères,
On y trouve une expérience,
Qu'on ne trouverait nulle part ailleurs
Mais, croyez-moi, Davie, as de c?urs
(En dire moins serait faire tort aux cartes,
Et je déteste la flatterie)
Cette vie a des joies pour vous et moi,
Et des joies que les richesses ne peuvent payer,
Et des joies qui sont les meilleures.
Il y a tous les plaisirs du c?ur,
L'amante et l'ami;
Vous avez votre Meg plus chère que vous-même,
Et moi, ma Jane bien aimée!
Cela m'échauffe, cela me charme,
Rien que de dire son nom,
Cela m'embrase, cela m'allume,
Et me met tout en flammes[522].
On doit convenir, à la vérité, que cette fa?on de se consoler des mauvais procédés du sort ne s'applique pas à la vie réelle et n'est pas durable. C'est l'insouciance de la pierre qui roule. C'est un peu la fanfaronnade d'un célibataire, et qui est jeune: il faut être seul pour voyager de la sorte à l'aventure, pour repartir sans cesse de partout sans souci d'arriver nulle part; il faut avoir un corps vaillant pour coucher sur les revers des talus ou sur le foin des granges. Si on rencontre quelques vieux vagabonds philosophes qui restent satisfaits de cette vie buissonnière, ils sont rares.
En tout cas, dès que le sort nous a fixés à un endroit, et que des enfants nous ont attachés au mur, comme les vrilles de la vigne; dès que le corps se casse, ces rêves de gueux satisfait ne servent plus à rien. Cette ga?té de bohémien ne saurait être un remède pour ceux qu'une famille ou l'age retiennent en un coin triste de la vie. Ce sont ceux-là qu'il faut conforter, ceux qui, selon l'expression de Béranger, ont un berceau, un toit et un cercueil et qui ne peuvent même pas changer de misère[523]. Peut-on dégager de leur destinée assez de joie pour l'opposer à celle des riches? Burns l'a essayé! Il a refait, à sa fa?on, l'éloge des paysans; non pas à la fa?on des anciennes louanges de la vie pastorale et en reconstituant l'age d'or. Il avait trop souffert pour que ses tableaux manquassent jamais de ces traits attristants qui sont la marque de la réalité. Mais il a su montrer ce qu'il y a de joie, de santé et de tranquillité, sous les plus pauvres toits de chaume et autour des feux de tourbe.
Ils ne sont pas si misérables qu'on le penserait,
Bien que constamment sur le bord de la pauvreté;
Ils sont si accoutumés à cet aspect
Que la vue leur en donne peu de crainte.
Et puis, la chance et la fortune sont guidées de telle sorte
Qu'ils sont toujours plus ou moins pourvus;
Si un travail fatiguant les presse,
Un instant de repos est une douce jouissance.
La plus chère joie de leur vie est
Leurs enfants bien venants, leurs femmes fidèles;
Les petits gazouillants sont leur orgueil
Qui adoucit leur foyer;
De temps en temps, quatre sous de bonne bière
Rendent leurs corps tout à fait heureux;
Ils mettent de c?té leurs soucis privés,
Pour s'occuper des affaires de l'état et de l'église
Ils parlent de patronage et de prêtres,
Avec une ardeur qui s'allume en leurs poitrines;
Ou disent quel nouvel imp?t va venir,
Et s'émerveillent des gens qui sont à Londres.
Quand la Toussaint au visage triste revient,
Ils ont les bruyantes et joyeuses fêtes de la moisson,
Où les existences rurales de toute situation
S'unissent en une récréation commune;
?illades d'amour, coups d'esprit; la Ga?té sociale
Oublie que le Souci existe sur la terre.
Le jour joyeux où l'année commence,
Ils barrent la porte contre les vents glacés;
La bière fume sous un manteau crémeux
Et répand une vapeur qui inspire le c?ur,
La pipe fumante, la tabatière
Passent de main en main, avec bon vouloir;
Les vieux, tout joyeux, parlent dru;
Les jeunes jouent par toute la maison;
Mon c?ur a été si joyeux de les voir
Que de joie j'en ai aboyé au milieu d'eux[524].
En combien d'autres choses encore, les pauvres n'ont-ils pas l'avantage sur les riches? Ce ne sont pas non plus les arpents de terre, les fermes bien garnies, et les têtes de bétail, qui donnent de l'esprit aux hommes, de la gentillesse aux filles. C'est le travail régulier, l'air des champs, la vie simple, qui produisent les familles qui sont l'ornement et la force d'une race. Ici encore, les chaumières pauvres contiennent plus de vraies richesses que les maisons somptueuses.
Quand ils rencontrent de durs désastres,
Comme la perte de la santé ou le manque de ma?tres,
Vous penseriez presque qu'une petite poussée en plus
Et il faut qu'ils meurent de froid et de faim.
Comment cela se fait, je ne le sais pas encore,
Mais ils sont la plupart merveilleusement satisfaits;
Et les gars robustes, et les fines fillettes,
Sont engendrés de cette fa?on-là[525].
On se rappelle qu'il disait à Dugald-Stewart, pendant une des promenades matinales qu'ils firent ensemble dans les environs d'édimbourg, que ?la vue de tant de chaumières d'où monte la fumée, donnait à son esprit un plaisir que personne ne pouvait comprendre qui n'avait pas, comme lui, été témoin du bonheur et de la vertu qu'elles abritaient[526]?.
Ce relèvement de la vie des pauvres a trouvé son expression la plus grande et la plus émouvante dans le célèbre morceau du Samedi soir du Villageois. Elle y est ennoblie, touchée de beauté, car elle prend une telle élévation que, tout en gardant ses traits fatigués, elle s'embellit d'une lumière supérieure. Jamais on n'avait répandu tant de dignité sur l'existence des indigents. C'est une consécration de ce qu'il y a de piété naturelle, d'amour familial, de résignation, et d'honnêteté, sous des toits misérables; un hommage solennel aux vertus humbles. Et ce qu'il y a d'admirable dans ce tableau, c'est que cette noblesse sort peu à peu de la réalité, la surmonte, la conquiert et finit par la vaincre, par l'entra?ner dans son triomphe. La pièce, qui s'ouvre par une peinture presque sombre de travail exténué, aboutit à une idée glorieuse. Les misères, le labeur, les sueurs, la rudesse des détails disparaissent. Elle atteint les sommets de la dignité humaine, là où toutes les distinctions sociales sont tombées, où l'ame seule para?t, où ce qu'il y a d'absolu dans la vertu éclate et rayonne, en faisant fondre autour de soi, comme de vaines cires, le rang, la richesse et la naissance. C'est un morceau qu'il faut conna?tre, car il marque, dans une direction, un des points extrêmes du génie de Burns.
On est au samedi soir, la veille du jour de repos si rigoureusement observé par tout le pays. Le paysage est désolé: le vent de novembre siffle aigre et irrité; le jour hivernal se cl?t; les bêtes toutes boueuses viennent de la charrue; le noir cortège des corbeaux passe dans le ciel. Le laboureur, rapportant sur son épaule sa bêche, sa pioche et sa houe, regagne sa demeure, traversant d'un pas alourdi les moors qui s'obscurcissent. C'est une impression de lassitude et de tristesse. Enfin, la chaumière isolée se montre sous le vieil arbre qui l'abrite. Les enfants accourent. Le feu qui brille au foyer clair, le sourire de sa femme, le gazouillement du dernier-né sur ses genoux, trompent les soucis qui le rongent, lui font oublier son labeur, et ses endurances. C'est le tableau si souvent décrit du laboureur qui revient le soir, mais avec une teinte plus réelle et plus attristée.
Les uns après les autres, les enfants qui sont au service dans les fermes voisines, arrivent. Puis leur a?née, Jenny, qui devient une femme toute fleurie de sa jeunesse. Les frères et les s?urs réunis se mettent à causer, pendant que la mère, avec son aiguille et ses ciseaux, force les vieux habits à avoir presque aussi bon air que les habits neufs. Il y a dans toute cette scène un sentiment d'affection réciproque, un bruit de bonnes paroles aimantes et fraternelles qui fait plaisir. Le père donne ses conseils et fait ses recommandations.
Les ordres de leur ma?tre et de leur ma?tresse,
Les enfants sont avertis qu'ils doivent y obéir,
Et s'occuper de leur travail d'une main diligente,
Et, bien que hors du regard, ne jamais jouer ni flaner;
??! ayez bien soin de toujours craindre le Seigneur,
De bien penser à vos devoirs, le matin et le soir;
De peur que vous ne déviiez dans le sentier de la tentation,
Implorez son Conseil et l'appui de son Pouvoir;
Ceux-là n'ont jamais cherché en vain qui ont vraiment cherché Dieu?.
Mais on frappe timidement à la porte. Jenny, qui sait ce que cela signifie, se hate de dire qu'un gars du voisinage est venu par les moors pour faire des commissions et la reconduire jusqu'à la maison. Le père s'y tromperait peut-être, mais la mère plus fine a vu la flamme secrète étinceler dans les yeux de Jenny et rougir sa joue. Il y a, en deux ou trois vers d'une fine observation, un de ces courts drames intérieurs qui tiennent en quelques mots. La mère a un moment d'anxiété en demandant le nom. Jenny hésite un peu à le dire. La mère est tout à coup heureuse en entendant que ce n'est pas celui d'un mauvais sujet et d'un débauché. On sent tout ce qui s'est passé entre la mère et la fille sous ces quelques mots indifférents pour tous. On ouvre la porte; le gars entre. Son air pla?t à la mère. Jenny est heureuse de voir que la visite n'est pas mal prise. Le père se met à causer de chevaux, de charrue et de b?ufs. Le gars, dont le c?ur déborde de joie, reste tout gauche, tout timide et tout interdit sachant à peine comment se tenir. La mère sait bien, avec sa perspicacité de femme, ce qui le rend si grave. Après le tableau des affections de famille, c'est celui de l'amour rustique, innocent et sincère. Il est dans le dessein du poète que la vie des paysans nous apparaisse sous tous ses aspects.
? heureux amour! Quand un amour comme celui-là se trouve!
? extases ressenties au c?ur! bonheur au-delà des comparaisons!
J'ai parcouru beaucoup du triste cercle mortel,
Et la sage expérience m'ordonne de déclarer ceci:
Si le ciel répand une goutte de plaisir céleste,
Un cordial, dans cette vallée mélancolique,
C'est lorsqu'un couple jeune, aimant, modeste,
Dans les bras l'un de l'autre, soupire la tendre histoire
Sous l'épine blanche comme le lait où se parfume la brise du soir.
Maintenant, le souper ?couronne? leur pauvre table. La mère apporte le porridge, le lait que leur vache unique leur donne. La brave bête! On l'entend derrière la porte macher sa paille. Cette touche délicate l'associe au repas qu'elle a fourni en partie. Elle est presque de la famille. C'est une affection qui complète les autres et met le dernier trait à ce tableau de bonté.
Le souper terminé, la pièce grandit; la scène prend quelque chose de biblique. Au milieu de la famille silencieuse, le père se lève. Il se découvre. Il prend la vieille bible de famille, où sont inscrites les dates des naissances et des morts, obscures archives de la race. Une solennité remplit cette chaumière à peine éclairée, où les outils du travail quotidien luisent dans un coin.
Le joyeux souper fini, avec des visages sérieux,
Autour du feu, ils forment un large cercle.
Le père feuillète avec une grace patriarcale
La grosse Bible, jadis l'orgueil de son père:
Il retire avec respect son bonnet,
Ses tempes grises sont maigries et dégarnies.
Parmi ces chants qui autrefois glissaient doucement dans Sion,
Il choisit une portion avec un soin judicieux;
Et: ?Adorons Dieu!? dit-il avec un air solennel.
C'est la prière du soir. C'est plus: c'est presque un office du soir. La famille chante une hymne sur un des vieux airs écossais qui ont servi aux Covenanters et où vivent encore les luttes, les persécutions, et la ferveur anciennes. Les voix et les c?urs sont à l'unisson. L'hymne achevée, ?le père semblable à un prêtre? lit quelque passage de la Bible. Il l'emprunte aux pages sévères de l'Ancien Testament; il parle d'Abraham qui fut l'ami de Dieu; de Mo?se, du barde royal gémissant sous la colère du ciel; des gémissements de Job; du feu farouche et séraphique d'Isa?e. Ou bien, il tourne les pages plus douces du Nouveau Testament.
Peut-être le volume chrétien est son thème,
Comment le sang innocent fut versé pour l'homme coupable;
Comment celui qui portait le second nom dans le ciel
N'avait pas de quoi reposer sa tête;
Comment ses premiers disciples et serviteurs prospérèrent;
Les sages préceptes qu'ils écrivirent à mainte nation;
Comment celui qui fut banni, solitaire à Patmos,
Vit un ange puissant debout dans le soleil,
Et entendit le jugement de la Grande Babylone, prononcé par l'ordre du ciel.
Quelle grandeur prennent les pauvres murs où passent ces visions sacrées et majestueuses. Elles y apportent l'autorité de la Religion; elles y répandent en même temps une poésie terrifiante ou adorablement tendre. Ce groupe de paysans les comprend. ?'a été la lecture presque unique de leur jeunesse; ils les entendent commenter tous les dimanches. Il y a là vraiment, dans toutes ces ames simples, un instant moral de haute vénération, tel que des ames plus cultivées n'en connaissent jamais. La scène continue par une prière qui plane sur tous les fronts courbés.
Alors, s'agenouillant devant le Roi éternel des cieux,
Le saint, le père, l'époux prie:
L'Espoir s'élance joyeux sur ses ailes triomphantes,
L'Espoir qu'ils seront ainsi réunis dans les jours futurs;
Qu'ils vivront à jamais à la chaleur des rayons incréés,
Sans conna?tre les soupirs, sans plus verser de pleurs amers,
Célébrant ensemble par des hymnes la louange du Créateur,
Plus douce encore en une telle société,
Tant que les cercles du Temps se mouvront dans une sphère éternelle.
Il est superflu de faire remarquer la simplicité et la fermeté de ces vers. Le poète a raison d'ajouter que, à c?té de ceci, la pompe et la méthode que les hommes déploient dans les Congrégations semblent pauvres.
Comparée à ceci, combien pauvre est l'orgueil de la Religion,
Dans toute la pompe de sa méthode et de son art;
Quand des hommes déploient devant une large congrégation
Toutes les graces de la Dévotion, sauf le c?ur!
Le Tout-Puissant, courroucé, abandonne ces cérémonies,
Le chant solennel, l'étole sacerdotale;
Mais peut-être, dans quelque chaumière perdue, éloignée,
Il se pla?t à entendre le langage de l'ame,
Et inscrit les pauvres habitants dans son livre de Vie.
La pièce, tout en restant élevée, descend un peu de ces hauteurs et se rapproche de la terre. La soirée est achevée. On se disperse. Le père et la mère restent seuls avec une dernière pensée pour les leurs.
Alors tous, vers leur demeure, reprennent leurs chemins divers,
Les jeunes enfants se retirent au repos:
Les deux parents offrent leur secret hommage
Au ciel, et lui présentent l'ardente requête
Que celui qui calme les cris du nid des corbeaux
Et revêt les beaux lis de l'orgueil de leur fleur,
Veuille, de la fa?on que sa Sagesse jugera la meilleure,
Pourvoir pour eux et pour leurs petits,
Mais, avant tout, résider dans leurs c?urs avec sa grace divine.
Cette strophe n'est-elle pas dans une autre lumière que le début du poème? Nous sommes loin du paysage d'hiver où cheminait un homme fatigué; loin du sentiment de tristesse, de lassitude, qui emplissait ce crépuscule. Il y a ici une clarté de confiance, embellie par les gracieuses images d'un nid d'oiseaux et d'une fleur somptueuse. à travers les sentiments d'amour, dont aucune forme n'a été oubliée, à travers l'adoration du ma?tre suprême, ces ames accablées d'abord se sont élevées; elles se reposent maintenant dans une sérénité presque radieuse et dans la confiance. Si la pensée vient que toutes les chaumières perdues dans la nuit contiennent, au même moment, un spectacle semblable; que sous chacune de ces humbles fumées éparses par la campagne on s'aime, on prie et on espère ainsi, alors la noblesse de cette scène s'étend sur toute la contrée. Ces habitations de paysans deviennent tout d'un coup le soutien et l'ornement de la nation. On ne s'étonne pas du mouvement presque lyrique qui termine le poème.
De scènes comme celles-ci na?t la grandeur de la vieille écosse,
Qui la fait aimer chez elle et respecter au dehors;
Les princes et les lords ne sont qu'un souffle des rois,
?Un honnête homme est le plus noble ouvrage de Dieu.?
Et certes, sur la route céleste et belle de la vertu,
La chaumière laisse le palais loin derrière elle.
Qu'est la pompe mondaine? Un poids pesant
Qui déguise souvent un misérable
Versé dans les arts de l'enfer, raffiné dans la méchanceté.
? écosse, cher sol, mon sol natal,
Pour qui mon plus ardent v?u monte au ciel,
Puissent longtemps tes fils endurcis parle travail rustique
Posséder la santé et la paix et le doux contentement!
Et, oh! puisse le Ciel protéger leurs vies simples
De la contagion du luxe, faible et vil!
Alors, couronnes de rois et de noblesse peuvent être brisées,
Une populace vertueuse saura se lever,
Et dressera un mur de feu autour de son ?le bien-aimée!
Quelle le?on d'égalité! Où trouvera-t-on du respect pour le faste et le cérémonial, quand on l'a donné tout entier à ce pauvre paysan, plus noble que les marquis et les lords? Quand on a éprouvé cette vénération pour la vertu en soi, et go?té le vin du vrai respect, toutes les déférences extérieures semblent creuses et insipides.
On voit quelle dignité la vie des pauvres a pris entre les mains de Burns. Elle est rehaussée, ennoblie. Elle est montrée dans sa grande importance pour le pays. Elle est même parfois, malgré la réalité qu'elle conserve, revêtue d'une sorte de beauté. En regard, la vie des riches est dépouillée de ses entourages fallacieux, révélée dans son vide et ses laideurs, dans son inutilité pour tous. De quel c?té est l'avantage, la vraie supériorité, le droit à l'estime? Ces familles sont le froment d'un pays. Comme l'humble blé, elles le font vivre et, quelles que soient les plantes fastueuses et rares qui fleurissent dans les jardins, ce sont elles qui sont la parure des plaines.
C'est par ce c?té, et dans ces limites, que Burns a touché aux portions nobles de la vie. Il est, grace à cela, plus qu'un poète de la réalité familière et grotesque. Il faut avouer cependant que ces deux parties de son génie ne sont pas égales entre elles. Celle-ci est inférieure à la première, en originalité, en variété, et surtout en vie. Ne semble-t-il pas que la différence capitale que nous avons signalée ressort visiblement? C'est que le don d'objectiver, de créer des scènes ou des êtres en dehors de soi-même, abandonne Burns lorsqu'il pénètre dans le domaine du Beau. Il n'y porte que ses propres émotions; il n'y parle qu'en son propre nom; il y exprime des principes au lieu de peindre des personnages. Il est créateur dans le comique, et non dans le relevé. Il a donné la vie à beaucoup de personnages risibles, pas à une figure poétique. Tandis que les peintres complets, comme Shakspeare, en face de Falstaff et de Caliban, produisent Ophélie et Ariel, Burns n'a pas donné en beau de pendant à ses Joyeux Mendiants et à Tam de Shanter. Même cette verve d'expression, cette perpétuelle trouvaille, cette bonne fortune et cette bonne humeur de langage le délaissent. La langue reste vigoureuse et simple, mais elle est plus monotone, plus abstraite. Elle se tient à quelque distance des objets, et par un artifice de construction littéraire. En même temps, au lieu d'être souple, prompte de mouvement, agile aux moindres détours de la réalité, elle est plus raide et plus tendue. Ce n'est plus une suite de touches qui tombent pressées sur le point qu'elles doivent rendre, c'est le développement oratoire. La pièce du Samedi soir peut servir d'exemple. L'inspiration en est haute et en fait en grande partie la beauté. Mais où sont la vie, l'individualité? Le laboureur n'est qu'un type général, à la fa?on du ma?tre d'école ou du curé de village de Goldsmith. Le sujet demandait sans doute de la gravité, mais elle est ici un peu lente; le style, qui est large, a quelque chose de froid et de compassé! Le morceau manque de la saveur des véritables créations de Burns.
Il en faut conclure que Burns n'a pas rendu avec la même netteté la beauté des choses que leurs aspects familiers et comiques. Il a été plus créateur dans le grotesque que dans le sérieux. De la beauté répandue dans la vie, il a eu surtout le go?t de la beauté morale. Lui qui est si peintre dans les faits de tous les jours, n'est plus, à une certaine hauteur, qu'un orateur. Il a l'ardeur, l'apreté, l'éloquence; il cesse d'avoir la véritable création. Il a été un prédicateur de choses nobles et un peintre de choses vulgaires. Mais la vie est au-dessus de tout. Le c?té des ?uvres de Burns où sont les Joyeux Mendiants, La Veillée de la Toussaint, La Mort et le Dr Hornbook, Tam de Shanter, est plus de génie que celui où se trouve le Samedi soir, l'Ode de Bruce et les Conseils à un Jeune Homme.
Malgré cette préférence, il aurait été injuste de négliger cet aspect de Burns. Cela ajoute quelque chose à un homme d'avoir énergiquement aimé la liberté, la justice et la bonté mutuelle entre les hommes. Cela ajoute quelque chose à un poète de les avoir chantées avec des accents vibrants. Cela ajoutera beaucoup à la gloire de Burns de les avoir chantées en des chants si simples et si forts qu'ils ont fourni au peuple la poésie de ses droits, de ses colères, et de sa dignité.[Lien vers la Table des matières.]