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La vie qu'il a décrite fut donc celle qui l'entourait immédiatement. Ce n'est pas lui qui aurait été chercher, dans d'autres temps et sous d'autres cieux, des scènes et des m?urs différentes de celles au milieu desquelles il vivait. C'est le fait de poètes de culture, comme Walter Scott, Southey, ou Thomas Moore, de tenter de vivre au Moyen-ge, en Espagne, ou en Perse, et d'écrire Marmion, Roderick ou Lalla-Rook.
Impuissants à pénétrer la réalité qui les environne, ils ont eu besoin de l'éloignement pour embellir la vie, et il ne reste guère, dans ces ?uvres factices, que ce qu'ils y ont mis de description ou de lyrisme, c'est-à-dire de poésie personnelle. Ce sont des tours de force de lettrés. La pensée d'une pareille tentative ne pouvait même pas se présenter à l'esprit de Burns. Il a rendu simplement ce qu'il voyait, ce qu'il avait devant les yeux, la réalité qu'il touchait, les hommes et les femmes auxquels il parlait et dont il sentait, pour ainsi dire, le c?ur battre sous sa main. Il a peint la vie des paysans dans une petite paroisse écossaise, à la fin du XVIIIe siècle.
Aussi y a-t-il tout un coin de son ?uvre par lequel il est un poète purement national, et presque purement local. Une partie de sa gloire est comme engagée dans les manières et les m?urs de son pays, et même de son district. Il faut quelque effort aux Anglais eux-mêmes pour la retirer de ce qu'elle a d'écossais. Bien plus, il y a telle de ses pièces, comme Halloween, qui est faite de superstitions si particulières que Burns dut y mettre des notes explicatives, lorsqu'il publia ses poèmes, destinés pourtant à des lecteurs du Comté d'Ayr. à plus forte raison faut-il aux étrangers une étude pour arriver à saisir et à go?ter la part de son génie appliquée à ce point. Il faut avoir regardé les joueurs de curling, jouer sur les lacs gelés leur jeu bruyant, pour comprendre certaines de ses images[236]. Il faut avoir mangé du haggis, ce singulier plat national, composé d'entrailles de mouton hachées, mélangées avec de la farine et du suif, puis liées fortement et bouillies dans un estomac de mouton; il faut l'avoir vu arriver sur le plat lourd, suintant une riche rosée semblable à des grains d'ambre; il faut avoir vu le couteau s'enfoncer dans ses flancs, et d'un seul coup, le jus s'échapper et la fumée monter, pour comprendre ce qu'il y a de poésie de lourde boustifaille, à la Rabelais, dans son Adresse à un Haggis[237]. De même il faut avoir mangé des scones, ces souples gateaux de farine, ou vu, dans la confection de la soupe qu'on appelle un hotch-potch, les grains d'orge culbuter et danser au milieu des choux et du b?uf, pour se rendre compte du charme familier des endroits où il parle de ces mets nationaux[238]. Il faut être écossais pour go?ter ces éloges répétés du whiskey, ou tout au moins avoir vu des écossais prendre le soir leur toddy pour le comprendre de loin[238]. De tous c?tés, ce sont des allusions à des faits si précis et si minutieux qu'il faut entrer dans le menu détail de la vie quotidienne, pour le comprendre. Il serait sans doute excessif de demander cette préparation à des lecteurs ordinaires, et, pour les mettre au courant de ces usages, il faudrait un commentaire incessant et développé qui fatiguerait l'attention. Il y a donc un coin de Burns qui semble devoir échapper à l'appréciation universelle.
Prenons-y garde cependant. Pour nous mettre au point de vue juste vis à vis de cette portion de son ?uvre, nous devons songer au travail que nous faisons pour lire Villon ou Rabelais. Nous prenons la peine de défricher le terrain autour d'eux, et nous y trouvons plaisir. N'oublions pas qu'il faut à chaque pas élucider quelque point de coutume ou de costume dans Shakspeare ou dans Molière. Songeons aussi que les détails de superstition ou de m?urs donneront à ses pièces l'intérêt archéologique qu'ont aujourd'hui certaines des pièces de Herrick, si pleines de la saveur et de la poésie de vieux usages disparus. En tout cas, c'est peut-être par là que Burns est le plus cher aux écossais, surtout à ceux que l'esprit aventureux de la race et la pression d'une population croissante sur un sol maigre, ont envoyés à travers le monde. Aucun poète ne permet d'emporter autant de la patrie, dans son dialecte familier, dans ses scènes domestiques, dans ces mille détails insignifiants qui rendent chers les souvenirs d'enfance. Les émigrants qui sortent de la Clyde emportent parfois dans un sachet un peu de la terre natale. Ceux qui emportent Burns emportent une partie de la vie nationale.
Même lorsqu'on a défalqué cette portion du génie de Burns enfermée dans des usages dont il faut avoir la clef, il en reste assez pour le faire comprendre et admirer. L'existence des paysans écossais a mille traits communs avec celle des autres paysans. C'est la même vie, apre, besogneuse, durement acharnée au sol, calleuse, sans beauté extérieure, mais humaine après tout, possédant ses joies, ses peines, même ses heures de noblesse, et s'harmonisant avec la nature dans une certaine poésie fruste. Comment Burns l'a-t-il représentée?
La première chose qui frappe, dans cette représentation, c'est l'exactitude, la conformité au réel, la préoccupation exclusive du vrai. C'est la vie telle qu'il l'a vue. On se trouve jeté parmi des fermiers, des mendiants, des chaudronniers ambulants, des domestiques de ferme, des ma?tres d'école, des curés de campagne, des tailleurs, des meuniers, un monde d'ouvriers ou de vagabonds. Les plus riches sont vêtus en gros drap, et les plus pauvres ont des haillons. Et qu'on n'aille pas croire que ce monde est embelli. Ce ne sont pas des paysans poétiques comme dans les pastorales de George Sand, ou des vagabonds philosophiques comme dans les chansons de Béranger. Ce sont des paysans peints par l'un d'eux, rudes, grossiers, bornés aux intérêts immédiats. Tous ces gens vivent dans une vie qui est bien la leur. Ils n'en dépassent pas le niveau. Ils échangent leurs inquiétudes pour leurs moissons, ils s'occupent du temps, des scandales de la paroisse. Leur grand bonheur est de s'attabler pour boire du whiskey, et de se griser en compagnie en se racontant des histoires de filles.
Aux courses de Mauchline, à la foire de Mauchline,
Je serai fier de vous y rencontrer;
Nous donnerons une nuit de congé au souci,
Si nous nous retrouvons,
Et nous ferons échange de rimes
L'un avec l'autre.
Le pot de quatre quarts, nous le ferons tinter;
Nous le baptiserons avec de l'eau bouillante.
Puis nous nous assiérons et boirons notre coup,
Pour nous réjouir le c?ur;
Et ma foi nous serons de meilleures connaissances
Avant de nous quitter.
Il n'y a rien comme de la bonne ale forte!
Où verrez-vous jamais des hommes plus heureux,
Ou des femmes plus gaies, douces et savoureuses
D'un matin à l'autre,
Que ceux qui aiment à boire une goutte
Dans le verre ou la corne?[239]
Braves gens, du reste, pour la plupart, pleins de jovialité, de grosse bonhomie, comme John Rankine, le fermier, ou Tam Samson, le chasseur; mais se remuant dans une vie matérielle et terre à terre. D'autres ont leurs défauts marqués: leur vulgarité, l'ivrognerie, l'hypocrisie. Ils sont bien là tels que Burns les a vus, sans qu'il ait songé à les arranger.
L'exactitude des scènes s'accompagne de la précision dans les détails. C'est en somme la même qualité. Pas de développements, pas d'ornements, une succession de faits très précis et très clairement énoncés. Chacun de ses mots porte sur un détail réel, le donne tel qu'il est. Il ne s'occupe que de la substance, de la quantité de matière, de réalité, qu'il met dans ses vers. C'est une suite de renseignements nets, portant sur la structure même de la chose décrite. On dirait qu'il n'y a pas d'imagination, et que cette poésie n'est qu'une observation dense, accumulée et comprimée en un tout petit espace. Il y a des tableaux de quatre ou cinq lignes qui sont le résumé de tout un métier et de tout un jeu. Son poème d'Halloween tout entier est un tour de force en ce genre; il consiste, presque exclusivement en une description technique de superstitions locales, avec toutes les cérémonies. Il y a dans l'élégie de Tam Samson deux strophes, qui sont une description complète du curling, ce fameux jeu écossais qui consiste à lancer, vers un but tracé sur la glace, de lourdes pierres polies et garnies d'une poignée en fer. Les termes, les mouvements, les péripéties du jeu s'y trouvent. Il faut expliquer le jeu entier pour commenter ces deux strophes[240]. Il en est ainsi dans toute son ?uvre. Presque jamais un terme abstrait; sans cesse, des images réelles, des noms d'objets, des comparaisons prises à tous les métiers; tout est en termes concrets. Tam Samson est jeté ?dans la manne à poissons? de la mort[241]. Un petit homme se vante d'être vif et de se trémousser ?à et là ?comme la navette de n'importe quel tisserand?, mais, il est obligé d'avouer qu'il n'est pas beaucoup plus haut ?qu'un bon couteau à choux?[242]. Ici le Pégase du poète a ?les éparvins?[243]; ailleurs, son ma?tre lui met de ?belles brides neuves et un beau collier neuf?, pour chanter son ami Willie Chalmers[244]. Il s'adresse aux gens rigides, sévères pour les autres et qui oublient que la vie leur a rendu la vertu facile; l'idée se place aussit?t en une image d'une précision toute technique:
Dont la vie est comme un moulin bien allant,
Fourni d'une eau abondante,
La trémie pleine tourne toujours,
Et toujours le clapet fait son bruit[245].
C'est une image de meunier. Ailleurs, il conseille à un de ses amis de garder un c?ur ferme et de se raidir contre l'adversité. Cela devient une image précise empruntée au violon et exacte jusque dans ses détails. On croirait entendre un musicien.
Vienne la richesse, vienne la pauvreté, tard ou t?t,
Le ciel fasse que les cordes de votre c?ur soient toujours d'accord,
Et tournez les chevilles de l'ame plus haut,
D'une quinte ou davantage,
Au-dessus de la basse mélancolique et lente
Du souci morose[246].
Et partout ainsi, de tous c?tés, des faits. Cela donne à sa poésie une étonnante solidité, et en même temps un pittoresque continuel. C'est une grande marque d'observation que cette connaissance des objets et des métiers; c'est un des traits des grands observateurs. Les expressions empruntées aux jeux, aux outils, aux instruments, indiquent que l'écrivain a un ?il pour tout. Les deux hommes qui ont poussé cette science minutieuse des choses le plus loin sont peut-être Shakspeare et Rabelais. Cervantès en est plein. Ils ont tout vu. Et ce n'est pas chez eux étalage de termes techniques empruntés à des manuels, de pures énumérations verbales d'objets démontés et presque classifiés. Ce sont les choses saisies dans leur jeu, dans leur travail, et leur aspect vivant. C'est une qualité par laquelle Burns se rapproche des grands esprits à qui rien n'échappe.
Cette parfaite exactitude, unie à son absence de parti pris dans la copie de la vie, a donné à son observation une grande variété. Il accepte les sujets tels que la réalité les lui fournit et tous ceux qu'elle lui fournit à peu près indistinctement. Les plus vulgaires lui sont aussi bons que les plus élevés. Il chante le recueillement religieux et austère du samedi soir, la prière commune et la lecture de la Bible. Mais si, à l'église, il aper?oit un pou sur le chapeau d'une demoiselle toute fière de sa toilette, il s'empare du sujet et chante l'insecte ?gros et gris comme une groseille à maquereau[247]?. Presque toutes ces pièces sont écrites sur des incidents réels; presque aucune n'est un pur effort d'imagination né du désir de produire quelque chose de littéraire. Avec cette disposition, le champ ouvert devant lui était immense. Ne se dérobant à rien de ce que lui présentait la vie, son étude s'est étendue autant qu'elle.
Il a donc représenté dans son entier le monde qui l'entourait. Non seulement les faits principaux, les amours, les morts, les travaux, les angoisses, les fatigues, mais tous les incidents qui se groupent autour d'eux, les superstitions, les joyeusetés de table, les souvenirs patriotiques, les aspirations égalitaires, mille scènes de comédie ou de colère. Ici, c'est la prière d'un Ancien hypocrite et vicieux; là, la querelle de deux curés de la Vieille-Lumière; plus loin, le portrait d'un médecin de village; plus loin l'énumération des ustensiles d'une ferme; plus loin un petit domestique qu'on engage, une brebis qu'on perd, un enfant illégitime qu'on salue, une assemblée religieuse, une comparution devant la Kirk-Session, rien ne manque, pas même les aspects plus dignes et plus sérieux de la vie. Emerson a dit avec justesse: ?Les riches poètes comme Homère, Chaucer, Shakspeare et Rapha?l n'ont évidemment aucune limite à leur ?uvre que les limites de leur vie, et ressemblent à un miroir porté par la rue et prêt à rendre l'image de toute chose créée[248].? Burns était un miroir, plus petit à coup s?r, un fragment de miroir, si l'on veut, mais, dans sa mesure, également capable de tout réfléchir.
à c?té de ce don d'exactitude, Burns en avait un autre qui caractérise sa représentation de la vie à un degré plus haut encore: le mouvement, l'agitation, la faculté de représenter la vie elle-même, agissante, prise sur le fait. C'est une conséquence des mêmes qualités de fidélité, car la vie est remuante, jamais en repos. Mais il faut, pour la prendre au vol et dans l'action qui passe, un merveilleux coup d'?il et un don spécial. Il y a des hommes, qui, à des degrés différents, comme Ben Jonson et Crabbe, ont abordé l'étude de la vie, avec un désir de conscience et d'exactitude complètes. Ils l'ont observée minutieusement, fidèlement, jusque dans ses manifestations les plus vulgaires. Mais le don du mouvement, du geste, leur a manqué. Ils ont été dépourvus de cette qualité supérieure qu'ont les hommes comme Shakspeare, Molière ou Cervantès, qu'a un homme comme Dickens, et que n'a pas un homme comme Thackeray: le don de la représentation instantanée et complète, et non de la représentation réfléchie et partielle; le coup d'?il qui ramasse tout un être d'un trait, et non l'attention qui l'étudie par fragments. Il faut remarquer encore que Ben Jonson, Crabbe et Thackeray étaient des gens cultivés, et qu'il leur était plus difficile de s'oublier dans le fait de saisir la réalité. Cette allure, cette agitation, Burns l'a eue à un très haut point. Tout chez lui est continuellement en action, tout bouge, remue, va, vient, court, gesticule; un acte est à peine indiqué qu'un autre le remplace. On comprend ce que cette rapidité de mouvement, ajoutée à l'exactitude des traits, peut donner d'intensité à ses tableaux. Dans ses pièces, presque chaque mot est un mot d'action. Ses écrits, déjà si nerveux par le fait de leur précision et de leur sobriété, le paraissent encore davantage, comme des gens en marche.
Cette qualité est si répandue chez lui qu'on pourrait en trouver des exemples dans chacune de ses pièces. Cependant, sa Veillée de la Toussaint et sa Foire-Sainte peuvent servir, peut-être mieux que certaines autres, à en donner une idée.
Halloween est la veille du jour de la Toussaint, le jour où il semble que l'hiver commence, et qu'avec l'accroissement des nuits l'empire des choses mystérieuses s'élargit. Dans les croyances des paysans écossais, c'est le jour où l'on peut, au moyen de certaines pratiques, voir dans l'avenir. On se réunit, ce soir-là, pour accomplir les rites et les opérations qui doivent ouvrir les secrets de l'année qui va venir. Le sujet de la pièce est une de ces soirées. C'est une pièce toute chargée de superstitions locales, et à laquelle Burns lui-même a mis de nombreuses notes explicatives, dans sa première édition destinée uniquement aux gens du pays. Mais une fois qu'on a pris connaissance de ces superstitions, il est impossible de désirer une description plus gaie, plus vivante, plus remuante. Tout est en agitation. Si on soulignait les substantifs et les adjectifs qui désignent un mouvement, on soulignerait la moitié des mots. En même temps aucun morceau ne peut mieux faire juger à quel point cette poésie est faite d'exactitude.
La pièce s'ouvre par une charmante strophe, féerique et légère, toute brillante de clair de lune et qui fait penser aux passages de Shakspeare où passent des elfes et des gnomes. Elle donne aussit?t le caractère, l'atmosphère de superstition de tout le morceau. Elle est tout aérienne.
Cette nuit où les fées légères
Sur les dunes de Cassilis dansent;
Ou bien par les champs, dans une lumière splendide,
Caracolent sur de vifs coursiers;
Ou bien prennent la route de Colean
Sous les pales rayons de la lune,
Pour y errer et se perdre dans la caverne,
Parmi les rocs et les ruisseaux,
Et jouer cette nuit-là[249].
Ce regard rapide vers les hauteurs sauvages et sombres de Cassilis donne à la réunion autour du feu une sensation de sécurité et de bien-être, en répandant autour de la maison un peu de terreur. On entend courir, dans la nuit, le Doon, sinueux et clair sous la lune. Les voisins arrivent; les fillettes propres et plus jolies que lorsqu'elles ont leurs atours. Les gars viennent bient?t après, avec un double n?ud à leurs jarretières pour indiquer qu'ils font leur cour; les uns, taciturnes, les autres, bavards; bien des c?urs déjà se mettent à battre.
Les cérémonies commencent et, avec elles, les rires, les cris, les exclamations et les bousculades, qui vont aller en grandissant. On se rend d'abord au jardin cueillir, les yeux fermés, une tige de chou. Si elle est grosse ou mince, droite ou tordue, ce sont autant d'indications. Ce sont des cris. Puis, les fillettes vont à la grange arracher un épi, et ce sont d'autres farces et d'autres jeux. Voici qu'on range devant le feu les noix qui doivent décider du destin des filles et des gars: quelques-unes restent tranquilles l'une à c?té de l'autre et se consument de compagnie; c'est signe du mariage; d'autres s'agitent, craquent, sautent, éclatent dans la cheminée. Alors ce sont des exclamations, des éclats de rire. Le bruit augmente; les noix font une fusillade; les clameurs se croisent, parmi les jurons de dépit et les confidences. Merran qui pense à Andrew Bill et qui est assise derrière les autres, en profite pour sortir et aller dévider un écheveau de laine dans un pot. Si, en le repelotonnant, quelque chose l'arrête, on peut demander au pot: ?qui tient?? Et le pot répond le nom de la personne qu'on doit épouser. Merran raccourt, toute tremblante. Quelque chose a retenu le fil, mais elle n'a pas osé demander qui. Puis, c'est la petite Jenny qui veut aller manger une pomme devant le miroir que lui a donné son oncle Johnnie, car alors le visage de celui qu'on épousera appara?t, comme s'il regardait par dessus votre épaule. La grand'mère la gronde et commence un charmant discours de vieille femme, plein de bavardages du temps passé. C'est Jamie Feck qui a juré d'aller semer un boisseau de lin. Il sort; mais quand il est seul parmi les meules, il siffle la marche de Lord Lennox, pour se donner du courage. Tout à coup, ses cheveux se dressent, il entend un cri per?ant, un grognement et un ronflement. Il s'allonge à terre et se met à crier au meurtre. Tout le monde accourt. On cherche l'ennemi. C'est la truie qui trotte parmi eux. Meg voudrait bien aller à la grange vanner trois vans d'air, pour voir passer à la troisième fois Tam Kipples. Elle a donné au berger une poignée de noix et deux pommes aux joues rouges pour qu'il fasse la garde. Mais, à peine entrée, elle entend un rat qui court, et se sauve en criant: ?Le Seigneur me préserve!? On a dit à Willie que, s'il tourne trois fois autour d'une meule et y plonge trois fois le bras, il saisira à la troisième fois l'objet aimé.
Il arriva que la meule qu'il sonda trois fois
était étayée de bois, parce qu'elle penchait.
Il prend un vieux chêne moussu et noueux
Pour quelque vieille noire et hideuse,
Lance un juron et lui allonge un coup de poing
Tel que la peau en fut arrachée
De ses mains, cette nuit-là[250].
Puis, voici l'aventure de Lizzie, une veuve folatre et joyeuse comme un jeune chat. Par les genêts, près du cairn, de l'autre c?té de la colline, elle va chercher le long d'un ruisseau, la place où les terres de trois fermiers se réunissent. C'est pour y tremper la manche de sa chemise. Elle la suspendra ensuite devant le feu, et la figure désirée viendra la retourner pour la faire sécher. La peinture du ruisseau est un modèle de précision. Tous les mouvements et les jeux de l'eau se pressent en quelques lignes. On peut dire qu'elles contiennent toute la jolie pièce de Tennyson Le Ruisseau.
Tant?t, en une cascade, le ruisseau se joue,
Tandis qu'il fait ses détours dans la glen;
Tant?t il contourne lentement une falaise rocheuse;
Tant?t en petits remous, il se ride;
Tant?t il étincelle sous les rayons nocturnes,
Trottant, dansant, éclatant;
Tant?t il dispara?t aux pieds des rives,
Sous les noisetiers épandus,
Invisible cette nuit-là[250].
Lizzie se prépare à accomplir le charme. Tout à coup, parmi les fougères, sur la rive, entre elle et la lune, le diable ou, peut-être une génisse égarée, appara?t et pousse un cri.
Le c?ur de la pauvre Lizzie bondit presque hors de son enveloppe,
Elle sauta presque à hauteur d'alouette,
Mais le pied lui manqua et, dans le ruisseau,
Par dessus les oreilles, elle fit paff,
Avec un plongeon, cette nuit-là[251].
La scène se termine par de joyeuses chansons, des causeries amicales, des histoires amusantes, des farces risibles, on sert de grossiers gateaux, qui mettent toutes les machoires en mouvement; on prend un verre de whiskey; puis on se sépare et on entend les rires se disperser dans la nuit. Ce qu'il est impossible de rendre, c'est l'animation et l'agilité de cette pièce. Pas un vers n'est tranquille. Les strophes bondissent, elles touchent à peine terre qu'elles prennent un nouvel élan; les traits de mouvement y foisonnent et s'y heurtent; ils y sont tous. On en pourrait faire une pantomime anglaise, pleine de gestes, d'ébats, de bousculades et de gambades. C'est d'une étonnante ga?té animale. Quelques passages de lyrisme grotesque dans Dickens ont seuls une pareille vitesse.
La pièce célèbre sous le nom de la Foire Sainte est un modèle des mêmes qualités, avec autant de mouvement, et plus de variété dans les scènes. C'est une satire contre ces communions et ces prédications en plein vent, qui étaient alors fréquentes en écosse. On dressait sous un auvent une chaire; les prédicateurs s'y succédaient toute la journée. Les auditeurs venaient en foule de tous les villages des alentours. Des baraques de rafra?chissements se dressaient près de l'endroit choisi. La matinée se passait d'ordinaire avec ordre et bienséance. Mais quand la journée s'avan?ait, que les libations avaient échauffé les têtes, le champ de prière prenait l'aspect d'un champ de foire. On sortait les provisions, on s'asseyait à terre, on buvait, on riait, tandis que les prédicateurs continuaient à gesticuler et à vociférer, si bien que le retour du soir était terriblement pittoresque. On devine ce que cette donnée a pu devenir entre les mains actives de Burns.
C'est d'abord un charmant paysage matinal, tout brillant de rosée. L'air est frais; le soleil glorieux appara?t au-dessus des moors; dans la lumière glissante les lièvres courent le long des sillons, et les alouettes montent dans le ciel. Les routes sont couvertes de monde: ce sont des fermiers en costume de cheval qui chevauchent tranquillement près de leurs paysans; les jeunes gens, en beau drap neuf, sautent par-dessus les ornières; les filles, pieds nus, toutes brillantes de soie et d'écarlate, portent dans leurs mouchoirs des provisions pour la journée. Toute cette foule arrive à l'enclos et se heurte au plateau chargé d'un amas de sous. L'ancien, en calotte noire, surveille cette recette ?d'un ?il avide?. On se presse autour de la chaire: les uns avec des planches, d'autres, avec des chaises, des escabeaux. On cause. Voici une troupe de filles caquetantes, le cou nu et la gorge agitée, et une bande de jeunes tisserands venus de Kilmarnock pour s'amuser. Chacun cherche à s'installer, non sans arrière préoccupation.
Ici, quelques-uns pensent à leurs péchés,
Et quelques-uns à leurs habits;
L'un maudit les pieds qui ont sali ses bas,
Un autre soupire et prie.
De ce c?té-ci, est assis un paquet d'élus,
Avec des figures pincées et hautaines de posséder la grace;
De ce c?té-là, une bande de gars aux aguets,
Fait avec clins d'?il signe aux fillettes,
De venir du c?té des chaises, ce jour-là.
Oh! heureux est cet homme et béni,
Et rien d'étonnant qu'il soit fier,
Dont la chère fillette, celle qu'il préfère,
Arrive s'asseoir auprès de lui!
Le bras posé sur le dos de la chaise,
Doucement, il prend un air grave,
Mais, par degrés, son bras coule autour du cou,
Sa main est sur la gorge de la fillette,
Sans qu'on le voie, ce jour-là[252].
Un grand silence se fait. Alors défilent les prédicateurs, chacun avec sa manière et l'effet qu'il produit sur l'auditoire. L'un, hurlant et agitant les poings, est admiré; un autre, calme et élégant, est délaissé; car il y a des fluctuations dans la foule. On commence à aller vers les barils d'ale. Les baraques s'emplissent. On demande des biscuits, des verres; les pintes se choquent; on discute; c'est un vacarme de logique et d'écriture. En même temps commence une sorte de kermesse, pleine de plaisanteries. Les gars et les fillettes se réunissent. On se met à manger. Au fur et à mesure que la bière et le whiskey circulent, la scène devient plus vive. On prend des rendez-vous; on s'arrange pour repartir ensemble. Au-dessus de ce brouhaha, on entend passer des bribes de sermon, des paroles d'enfer, des menaces de damnation. Enfin, la cérémonie est achevée. Les uns s'en vont en trébuchant, tant bien que mal; les gars s'arrêtent aux sautoirs, tandis que les filles, qui ont mis leurs souliers pendant la cérémonie, les retirent pour s'en retourner pieds nus. Les routes se couvrent de groupes; mais la journée n'a pas été perdue:
Combien de c?urs ce jour convertit
De pécheurs et de fillettes,
Leurs c?urs de pierre avant la nuit sont changés,
Et aussi doux que n'importe quelle chair.
Il y en a qui sont pleins d'amour divin,
Il y en a qui sont pleins d'eau-de-vie,
Et plus d'une chose ce jour-là commence
Qui finira par un accouchement,
Quelque jour!
Cette foule bariolée qui s'agite, se rencontre, se remue, se mélange, se disperse, toute cette journée, grouillante du petit jour à la nuit close, donnent bien l'idée de la manière de Burns. Wilkie y aurait pu trouver vingt motifs de tableaux; mais il n'aurait pu en rendre la fougue.
Avec le mouvement, qualité si rare en littérature, Burns en possède une autre qui est plus rare encore: la ga?té. La vie, pour lui, n'est pas morose, ennuyée ou désolée. Il a aimé à vivre, et s'est vraiment réjoui d'exister. Il a connu la joie d'être, la ga?té exubérante et folle, le don magnifique du rire. Un rire sain, bruyant, communicatif, expansif, court dans toute son ?uvre, éclate à chaque strophe, ajoute sa sonorité à l'activité qui s'y agite partout. C'est un rire sans réticence, sans arrière-pensée, qui part de bon c?ur, s'épanouit à pleines lèvres, s'anime dans des jeux de bouffonnerie et de dr?lerie désopilantes, au spectacle des choses. Ce n'est pas le sourire; c'est le gros, le vrai rire, le rire bon enfant, de belle humeur, sans amertume, le rire des grands rieurs, signe de santé et de force dans un esprit. Car si la ga?té, la ga?té bruyante, n'est pas l'état définitif de l'ame; si l'affaiblissement de la vitalité, le regret des affections perdues, l'inévitable réflexion que ce qui semble si long aux jeunes, est bref comme nous-mêmes, si toutes les méditations de l'expérience la tempèrent et l'éteignent peu à peu, elle n'en est pas moins, comme l'amour, une des phases qu'ait à traverser une existence bien constituée; elle est nécessaire à une représentation complète des hommes. Elle est souvent la récompense des gens qui ne se dérobent pas à la vie. Burns doit cette grande qualité à ce qu'il a été un poète qui a connu l'action et non un poète méditatif. Il a oublié, dans l'activité de la vie, sa brièveté. Ceux qui ne se livrent pas à elle et la regardent ne peuvent se défendre de mélancolie. Celui qui rame et jette ses filets sur la rivière a moins le sentiment qu'elle fuit, que ceux qui la contemplent assis à l'extrémité d'un promontoire.
Ces qualités d'observation exacte et étendue ne suffiraient pas à faire un véritable artiste. Elles ne sont que les conditions premières, les dessous de la production. Elles la supportent, mais il faut leur ajouter quelque chose. Par elles-mêmes, elles peuvent procurer la connaissance abstraite et générale du c?ur humain, à la fa?on des moralistes, ou la pénétration froide et limitée des diplomates, des gens de police et de quelques magistrats. Il y a une distance entre elles et la fa?on colorée, vivante, infiniment plus complète et plus réelle dont un artiste saisit, ramasse d'un coup d'?il tout un personnage, et le rend d'un trait ou d'un mot. Pour celle-ci, il faut un don de l'ensemble, une intuition qui saisit l'individu dans sa complexité, et le résume à chaque instant. Et il faut au service de celui-là un don supérieur et tout personnel de rendre. C'est une puissance singulière de langage, un tour de main d'ouvrier qui le plie, le tord, le violente, s'il le faut, et le modèle. Ce sont des inventions de style, des touches inattendues et parlantes qui éclairent tout un caractère. C'est ainsi que, chez certains peintres, on peut noter les coups de pinceau décisifs qui font le portrait et le marquent vraiment comme une ?uvre de génie.
L'importance de ce maniement tout personnel de la langue est très grande. Il est aisé de s'en assurer. Quand Villon représente de pauvres orphelins ?tous despourveus et dénuez comme le ver[253]?, des pendus, ?plus becquetez d'oiseaux que dez à coudre[254]?, ou son ami Jehan Cotard qui, lorsqu'il avait bu du plus cher, marchait s'allant coucher ?comme un vieillard qui chancelle et trépigne[255]?; quand Rabelais dit: ?Nous f?mes attentifs et à pleines oreilles, humions l'air, comme belles hu?tres en écailles[256]?, ou ?à ces mots, les filles commencent à ricasser entre elles, Frère Jean, hannissoit du bout du nez comme prêt à roussiner[257]?; quand Régnier, qui est plein de ces trouvailles, parle de son habit ?partout cicatricé[258]?, de dames qui ?se fondent en délices à lire de beaux écrits[259]?, quand il montre un jeune fat en train de:
Se tasser sur un pied, faire arser son épée,
Et s'adoucir les yeux ainsi qu'une poupée[260].
ou qu'il écrit:
Trois vieilles rechignées
Vinrent à pas contez comme des airignées[261].
quand St-Simon, dans son puissant crayon de Pierre-le-Grand, après avoir peint le visage, parle ?d'un tic qui ne revenait pas souvent, mais qui lui démontait le visage et toute la physionomie et qui donnait de la frayeur. Cela durait un instant, avec un regard égaré et terrible, et se remettait aussit?t[262]?; quand Molière représente Tartuffe attirant les regards
Par l'ardeur dont au ciel il poussoit sa prière,
Il faisait des soupirs, de grands élancements,[263]
quand Beaumarchais s'écrie: ?La charmante jeune fille! toujours riante, verdissante, pleine de ga?té, d'esprit, d'amour et de délices[264]?; est-ce que, dans chacun de ces cas, l'effet n'est pas produit par un mot. Nous ne disons pas par le sens qu'il contient, mais par sa physionomie particulière, par son allure, quelque chose d'expressif et de pittoresque qui lui est propre. Qu'on remplace n'importe lequel de ces termes par un autre, aussi proche synonyme qu'il soit, tout est perdu, la touche victorieuse se ternit, le tableau s'éteint, la vie s'efface. Cette facture de génie est le propre des grands écrivains. On peut être un grand connaisseur et un grand descripteur d'hommes, dans une langue ordinaire, comme Ben Jonson, Thackeray ou George Eliot, qui sont plut?t des génies d'analyse. Il faut, pour rendre les éclairs d'expression, les brusques attitudes et les raccourcis de la vie, la langue plus riche et plus inventée de peintres comme Shakspeare, ou Dickens, ou Rabelais, ou Molière.
Burns était de cette dernière lignée. Il avait re?u, à un niveau moins élevé sans doute, le don supérieur de la vie. Non seulement il avait la pénétration qui discerne les ressorts cachés, les motifs sous les actes, non seulement il avait la faculté de le rendre d'un coup et de rassembler dans le regard la personnalité complète d'un individu, mais il avait aussi, cette invention de langage nécessaire pour donner le trait essentiel, dominant, qui groupe tous les autres et en est comme la clef de la vo?te. Tout essai pour transporter cette marque de ma?trise est inutile. Dès qu'on y touche, elle échappe. Il est aussi impossible à une traduction de rendre ces vigueurs qu'à une gravure de rendre les touches de couleur. Il faut, dans les deux cas, avoir recours à l'original.
Les personnages qui s'agitent dans ces tableaux remuants sont, grace à ces qualités, merveilleusement vivants, brossés en quelques coups de pinceau mais qui portent tous. Quelques-uns ne font que passer dans un vers, on les croise une seule fois comme dans la rue, mais on ne les oublie plus. Et qui pourrait oublier ce brave ivrogne Tam de Shanter, et le savetier Johnny, son vieux, fidèle et toujours altéré compagnon? et l'h?tesse qui fait la gracieuse avec Tam et la femme de Tam qui avait ses raisons pour être d'humeur mauvaise?[265] Et Tam Samson, le roi des chasseurs et des pêcheurs, des joueurs de curling, une bonne physionomie de vieux chasseur enragé? En vain la vieillesse délabrait son corps, en vain la goutte mettait des entraves à ses chevilles, rien ne le retenait. ?Il avait deux défauts ou peut-être trois?, mais on perdit un gai et honnête compagnon quand Tam Samson mourut[266]. Et tous ces braves fermiers? Qui peut oublier ce jovial, rugueux, rude et plaisant Rankine, ?le premier des pour rire et boire?, plein de réparties et de farces, qui s'amuse à griser les dévots, et dont le maudit esprit leur arrache du dos leur robe d'hypocrisie?[267] Et le vieux et franc Lapraik, au c?ur honnête, qui écrit si amicalement, ?le roi de c?ur si le genre humain était un paquet de cartes??[268] Et William Simpson, le ma?tre d'école, cet insinuant Willie ?flatteur et caressant??[269] Et James Smith, le petit marchand de Mauchline, rabougri et disgracié, mais fin et avec quelque chose d'attirant qui le rendait irrésistible? On pense à ces hommes un peu contrefaits chez qui la physionomie sauve tout.
Cher Smith, le plus malin, le plus sournois voleur
Qui ait jamais tenté larcin ou rapine,
S?rement vous avez quelque charme de sorcier
Sur les c?urs humains,
Car jamais une poitrine n'a pu se défendre
Contre vos artifices.
Pour moi, je jure par le soleil et la terre,
Et chacune des étoiles qui clignotent au delà,
Vous m'avez co?té vingt paires de souliers
Rien qu'à vous aller voir,
Et à chaque paire qui est usée,
Je suis plus épris de vous.
Cette vieille coquine capricieuse, la Nature,
Comme dédommagement pour une courte stature,
Vous a lancé dans le monde comme une créature
De premier choix;
Et s'est amusée sur chacun des traits de votre figure
à écrire: ?Un homme!?[270]
Aussi ne sommes-nous pas surpris de trouver ailleurs une épitaphe préparée à l'avance pour ce petit homme spirituel, si dangereux de laideur et de séduction, sorte de Roquelaure rustique.
Pleurez-le, vous tous époux de Mauchline,
Il vous a souvent aidés;
Car, fussiez-vous restés des années absents,
Vous n'auriez pas manqué à vos femmes;
Vous, gamins de Mauchline quand vous allez
à l'école par bandes, tous ensemble,
Oh! marchez légèrement sur son gazon,
Peut-être il était votre père[271].
Quand on voyage en écosse, il est impossible de ne pas être frappé d'un type très fréquent. Ce sont certains hommes grisonnants mais vigoureux et nerveux. Ce qu'on remarque tout d'abord c'est la chevelure drue, épaisse, raide, emmêlée, revêche, que l'age n'a pas pu éclaircir, qu'il ne peut même pas dompter, et qu'il semble avoir peine à blanchir. C'est la chevelure caractéristique des portraits de Carlyle et de Hugh Miller, et, s'il est permis de placer une observation personnelle, de la tête de David Masson. Si John Brown, ce grand connaisseur en rapports de physionomies, qui comparait les yeux d'un chien à ceux de la Grisi[272], voulait nous prendre sous sa protection, nous dirions que cette chevelure fait penser au poil touffu, bourru et rageur des terriers écossais. C'est comme l'indice d'un grand fonds de résistance, de natures rugueuses et robustes. Sous ?ce chaume?; il y a souvent des yeux gris d'acier, petits, enfoncés, très actifs et très pénétrants. Cette physionomie va généralement avec quelque chose d'inculte et de négligé dans la mise. L'ensemble est brusque, vigoureux, très sagace et très bon. On y sent une grande puissance de travail et de ténacité. Souvent, il y a sous cet extérieur, beaucoup de science et beaucoup d'humour; ils ont le coup de dent, et la comparaison du terrier revient pour le moral. C'est un type bien écossais. Burns en a tracé le portrait dans quelques vers sur son ami William Smellie, moitié imprimeur, moitié savant. Il est définitif.
Le pénétrant Willie vint au Crochallan,
Le vieux chapeau à cornes, le surtout gris, toujours les mêmes;
Sa barbe raide commen?ait à cro?tre dans sa force,
Il s'en fallait de quatre longs jours et nuits jusqu'au soir du rasoir;
Ses cheveux grisonnants, non peignés, farouchement hérissés, couvraient de leur chaume,
Une tête sans rivale pour les pensées profondes et claires.
Cependant, bien que son esprit caustique f?t mordant et apre,
Son c?ur était chaud, bienveillant et bon[273].
Nous parlions du pouvoir de certains mots dans une peinture et de l'effet qui est uniquement d? à ce qu'ils ont de particulier. Nous n'en pourrions pas citer beaucoup d'exemples plus convaincants que celui qui est contenu dans deux vers de ce fragment:
His uncomb'd grizzly locks, wild staring, thatch'd
A head for thought profound and clear unmatch' d
Il est impossible de rendre la force et le pittoresque qui s'ajoutent à l'idée, par suite de l'enchevêtrement du premier vers suspendu au-dessus de l'aisance et de la clarté du second. Ce sont ces touches-là qui décèlent l'écrivain et qui, en même temps, sont intraduisibles.
à ces portraits, il faudrait ajouter la cohue des prêtres. Il y en a toute une bande noire et forcenée qui vocifère, menace, maudit, et, dans des clameurs de damnation, secoue des gestes d'anathème. Ils apparaissent tous marqués d'un trait: le vieil Auld qui ne peut plus mordre mais peut encore aboyer, Andro Gouk, le Docteur Mac, Davie Bluster, le bruyant[274]; il y a surtout le Révérend Moodie et le Révérend Russell, le verbeux Russell[275] ?le noir Russell?, deux types accomplis de clergymen terrifiants. Voici Russell:
?John Grognant, John Grognant,
Montez les marches avec un grognement,
Criez que le livre est bourré d'hérésies,
Puis, tirez votre cuiller à pot,
Pour nous servir du soufre comme de l'eau sale,
Et hurlez toutes les notes des damnés[276].?
Et voici Moodie:
Maintenant toute la congrégation
Est silence et attente;
Car Moodie gravit le pupitre sacré,
Avec des nouvelles de damnation.
Si le Cornu, comme aux jours anciens,
Parmi les fils de Dieu se présentait,
La seule vue de la face de Moodie
Le renverrait dans sa chaude maison
Tout peureux, ce jour-là.
écoutez comme il éclaircit les points de foi,
Avec du fracas et des coups de poing!
Tant?t doucement calme, tant?t farouche et furibond,
Il trépigne et il bondit!
Son menton allongé et son groin en l'air,
Ses glapissements lugubres et ses gestes,
Oh! comme ils mettent en feu les c?urs dévots,
Comme des emplatres de cantharides,
En ce jour-là[277].
Ailleurs, c'est le gros capitaine Grose[278], le bon Matthew Henderson[279], le major Logan qui joue du violon, dont ?le coude marche et se trémousse[280],? ?la face latine de Gregory[281]?, ?Creech le libraire?, ?un petit homme, droit, vif, aigre trottinant[282]?,
Qui regarde avec amour sa petite ombre leste dans les rues
Plut?t que la plus jolie femme qu'il rencontre[282].
Que d'autres portraits encore tracés d'un trait, des noms accompagnés d'une seule épithète parfois, mais si expressive et si juste qu'une personnalité s'en dégage et ne s'oublie plus. Cela fait penser aux personnages si joliment évoqués par Chaucer, d'un seul mot, dans le prologue de ses contes de Canterbury.[Lien vers la Table des matières.]