Robert Burns
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Chapter 10 CE QUE BURNS A VU DE LA NATURE.

Si jamais poète a vécu au sein de la nature ce fut Burns. On peut dire qu'il a été élevé par elle. Il a passé son existence, non seulement à la contempler mais à la travailler, à lui donner sa sueur et ses pensées, à recevoir d'elle des récompenses ou des angoisses. Il a été celui dont parle le poète,

exercetque frequens tellurem atque imperat arvis[704].

Il est curieux de rechercher comment il a su l'aimer. C'est une étude qui a d'autant plus d'intérêt que Burns peut être regardé comme le représentant des hommes de sa classe; il a exprimé avec conscience et clarté ce que ressentent obscurément, confusément, depuis des siècles, une grande quantité d'hommes qui labourent et remuent la terre. Il se peut même qu'il exprime plus encore et que, par la singularité unique de son éducation, il nous ait rendu un mode de comprendre la nature, très primitif, depuis longtemps abandonné par la poésie, parce que la forme agricole de société ayant disparu, ou plut?t ayant été recouverte par d'autres formes: militaire, religieuse, industrielle, il y a longtemps que les poètes n'écrivent plus pour les paysans, et plus longtemps encore que les paysans ne sont plus poètes. Par un accident unique, Burns nous rendrait donc une fa?on très ancienne de sentir la nature. Ce n'est pas qu'on ne puisse trouver, dans des vers d'autres paysans, des traces d'un sentiment pareil, mais ce sont des ébauches grossières et gauches qui demeurent à l'état de bégaiement obscur. Lui seul a fait des sentiments d'un paysan des ?uvres d'art. Essayons donc de déterminer ce qu'il a su voir de la nature que sa contrée lui a présentée, pendant ses voyages aussi bien que pendant ses années de résidence, et comment il l'a vue.

Burns n'a pas compris les paysages des Hautes-Terres d'écosse, dans leur splendeur ou leur mélancolie puissantes. Il a pourtant vu, car il les a traversés à la floraison automnale des bruyères, ces horizons de montagnes cramoisies qui s'étendent, lorsque le soleil couchant ajoute sa pourpre à la leur, en un paysage d'une somptuosité souveraine. Rien n'égale le saisissant effet de ces gradins gigantesques qui se prolongent dans un vaste embrasement. Tout est immobile, sauf parfois, dans la rougeur du ciel, le coup d'aile bronzé d'un aigle. C'est un spectacle d'une calme magnificence, qui appartient bien au pays écossais. Burns avait également vu ces contrées, dans leurs heures d'indicible tristesse, quand la teinte grise des roches se répand sur les flancs des montagnes, quand les brouillards arrivent, que tout s'assombrit et se mêle. C'est alors le pays mélancolique d'Ossian, plein de voix et de plaintes. Les clameurs des vents et des torrents s'élèvent de toutes parts; les vagues courent et mugissent sur le bord des lochs; le pale regard de la lune perce à travers les nuées; tout est gémissant et fugitif; on croirait que les ombres des morts traversent l'espace[705]. Ce charme de terreur, Macpherson l'avait déjà révélé avec une éloquence aujourd'hui trop peu comprise, et Macpherson avait été un des auteurs favoris de Burns. Cependant, Burns a traversé ces montagnes sans percevoir les deux grands aspects qu'elles revêtent, sans être frappé de leur pompe ou de leur tristesse, sans être troublé des secrets éternels qu'elles semblent garder. Les pièces qu'il a écrites pendant ses tours aux Hautes-Terres n'ont rien re?u de la grandeur des lieux. Ses vers sur Taymouth ne sont que la description d'un parc où la nature a conservé quelques-unes de ses graces sauvages. C'est dans une de ses chansons que se trouve, à nos yeux, le paysage qui approche le plus de ceux des montagnes.

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres, mon c?ur n'est pas ici;

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,

à chasser le cerf, à poursuivre le daim,

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres, partout où je vais.

Adieu aux Hautes-Terres, adieu au Nord,

Le berceau de la valeur, le pays de la vertu;

Partout où j'erre, partout où je me perds,

J'aime pour toujours les collines des Hautes-Terres.

Adieu aux montagnes, couvertes de haute neige,

Adieu aux straths[706], aux vallées vertes qui sont à leurs pieds,

Adieu aux forêts, aux bois sauvages qui pendent,

Adieu aux torrents, aux ruisseaux retentissants.

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres, mon c?ur n'est pas ici;

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,

à chasser le cerf, à poursuivre le daim,

Mon c?ur est dans les Hautes-Terres partout où je vais[707].

Il y a dans ces vers un sentiment de liberté et quelque chose de la nostalgie des montagnes, qui fait penser à la fameuse pièce de Duncan Ban, sur Ben Dorain[708]. Mais, c'est une note isolée. Les montagnes d'écosse ne devaient trouver que plus tard leur poète dans Walter Scott. Encore, n'est-ce qu'un poète souvent faux, trop technique et d'une pure fidélité extérieure, ?un guide en rimes de l'écosse?, a dit sévèrement Emerson[709]. Malgré les révélations partielles, qui se trouvent peut-être plus dans les romans de Walter Scott que dans ses poèmes, ces montagnes attendent encore le poète qui les interrogera et leur fera dire leur secret. Si Byron avait vécu parmi elles, il les aurait peut-être chantées au lieu des Alpes; il y avait dans son génie quelque chose de farouche et d'apre qui leur aurait convenu. Le plus profond sentiment qu'elles aient inspiré se trouve peut-être dans les vers de Duncan Ban, ce garde-chasse illettré, dans l'ame ignorante duquel s'est débattu un grand poète.

Une autre beauté de la terre écossaise est la c?te ouest, avec ses ?les nombreuses, ses rochers, ses falaises, ses lochs découpés, et ses promontoires sur chacun desquels rêve une ruine. Merveilleux et magique paysage qui, dans ses aspects infinis et sa beauté toujours ondoyante, semble un paysage de vision et de mirage! Dans les jours de calme, lorsque la mer est d'azur ou d'argent immobiles, les ?les prochaines, se reflétant avec tous leurs détails, créent un double monde dont l'esprit est troublé, tandis que les plus lointaines, d'un vert tendre, impalpable, transparentes comme des émeraudes, complètent l'illusion d'une vision aérienne. Dans les jours sombres, la mer et le ciel déploient des gris infinis. Sur la première, glissent des courants d'un vert pale, d'une douceur inexprimable; dans les brouillards et les brumes, où éclosent des lueurs argentines et d'incessants arcs-en-ciel, des roches humides et des falaises tremblantes passent dans les couleurs du prisme. C'est la région des lumières fugitives, des étranges crépuscules verdatres et lumineux, où les objets se fondent comme des rêves, hantée de légendes, habitée par une race solennelle et superstitieuse, où Staffa ouvre son portail, où Iona l'?le mystique dressait ses centaines de croix dans d'innombrables iris[710]. C'est un paysage spiritualisé, plein d'une mystérieuse fascination. Wordsworth était assez délicat pour le percevoir, mais trop lent et solennel de mouvement pour saisir ses fugitifs sourires. Shelley seul avait une nature assez légère et féerique, assez immatérielle pour le poursuivre. Robert Buchanan en a rendu éloquemment quelques aspects. Il a fallu, pour fixer ces insaisissables nuances, la longue éducation du regard moderne, son sens des couleurs. Encore n'y arrive-t-on qu'imparfaitement[711]. Il est clair que Burns n'a pu rendre cette nature. Il l'avait du reste peu vue et seulement pendant son voyage fait avec le souvenir de Mary Campbell.

Mais il avait vécu, au bord de cette même mer, un peu plus bas, et si elle n'a pas, sur les c?tes de l'Ayrshire, la poésie qu'elle prend sur les c?tes de Skye, elle a cependant déjà sa grandeur. Avec ses vastes baies, ses falaises abruptes, le vieux chateau de Greenan, le roc d'Ailsa Craig, et la masse puissante de l'?le d'Arran, derrière laquelle se couche le soleil, elle a un caractère de rude vigueur fait pour émouvoir un poète. Cette mer-là, Burns la connaissait. Il avait été élevé devant elle, il avait erré maintes fois sur ces rivages. La Muse, dans La Vision, lui dit:

Je t'ai vu chercher la grève retentissante,

Charmé par les mugissements des houles[712].

Cependant cette fréquentation de la mer n'a pas laissé beaucoup de traces en lui. à peine si on rencontre, épars dans son ?uvre à de grandes distances, quelques traits de paysage maritime. Ils sont rapides et sommaires; ils montrent l'Océan de loin et surtout vers le soir. On est tenté de les rapporter aux heures où, après la journée de travail, le jeune paysan songeait devant la porte de Mount-Oliphant ou de Mossgiel, avec la mer lointaine sous les yeux. C'est ainsi qu'il a vu le ?sombre sentier de la tempête passer sur le sein des vagues[713]?, ?le soir dorer la houle de l'océan[714]?, et ?la pale lune se coucher derrière la blanche vague[715]?. Quand Clarinda s'embarqua pour les Indes, il retourna sur le rivage.

sur la grève solitaire,

Tandis que les oiseaux de mer volent et crient autour de moi,

Par-delà les flots roulants, écumants et mugissants,

Vers l'ouest, je tournerai mon ?il pensif[716].

Par ci, par là, un souvenir de son séjour à Irvine et de ses rapports avec les matelots; encore est-ce plut?t une image d'activité humaine et une comparaison technique de métier qu'une impression de nature. Il dit quelque part:

Avec bon vent et la marée en poupe,

Vous filez tout droit au large,

Mais faire voile contre l'un et l'autre,

Cela fait étrangement louvoyer[717].

Et ailleurs:

Mais, pourquoi commencer à parler de mort?

Maintenant, nous sommes vivants, solides et robustes,

Allons! hunier et grand hunier, hissons les voiles,

Par-dessus bord l'Ennui,

Au large, devant la brise du plaisir,

Prenons la mer![718]

C'est là tout à peu près. Cette indifférence pour la mer a étonné Keats[719]. Il oubliait que Burns était un paysan, et que le paysan même des c?tes appartient tout entier à la terre. Le campagnard et le matelot peuvent vivre dans le même hameau; mais l'un tourne le front et l'autre le dos à la mer. Ce n'est pas la distance, ce sont leurs occupations qui les rendent dissemblables. La vie des matelots, avec ses loisirs et son spectacle uniforme, ouvre les ames à quelques grandes impressions. Les paysans, courbés vers leur sillon, toujours réclamés par les exigences des saisons, tendant leur esprit à mille petits faits, ont le sens de l'activité minutieuse et peu de rêverie. Aussi près de la mer qu'ils habitent, elle leur reste une étrangère; elle leur cause plut?t un malaise. Leur finesse et leur apreté s'accommodent mal de ce qu'il y a d'impersonnel dans son influence. Ils ne l'aiment pas, lors même qu'ils vivent à un jet de pierre d'elle. D'ailleurs un labeur continuel ne leur laisse jamais de temps pour ces contemplations prolongées, pendant lesquelles elle nous envahit lentement.

Les paysages que Burns a compris ne sont pas si grandioses. Ce sont ceux des Lowlands, et, dans ceux-ci encore, il faut faire un choix. Il n'a pas touché aux Borders, à la cha?ne des Cheviot, où le paysage, avec sa bordure de donjons délabrés, se redresse, devient plus farouche, et prend un intérêt historique. Ce qu'il a connu de plus élevé est la ligne des hauteurs moyennes qui relient les Cheviot aux Grampians, séparent les sources de la Clyde de celles de la Tweed, et, de chaque c?té, viennent mourir en ondulations à une faible distance de la mer. Elles n'ont pas le caractère puissant des montagnes des Hautes-Terres, ni le rude aspect de celles des Borders. C'est une suite de hautes collines pastorales, avec leurs ruisseaux, leurs plaques de bruyère, leurs creux tout tremblants de fougères; sur leurs flancs semés d'innombrables chardons se répandent des troupeaux, et parfois un berger se détache sur leur ciel. Elles ont à leurs pieds les landes réjouies par la chanson incessante de l'alouette. Elles sont sauvages encore, mais sans terreur et sans sublimité; elles ont une tristesse et un abandon plus humains; elles semblent regretter que l'homme leur manque, tandis que les autres solitudes semblent s'irriter qu'il les trouble. Elles sont plus accessibles; elles ont des traits moins puissants et que l'esprit peut saisir sans s'oublier. C'est en même temps un paysage où le détail repara?t, reprend sa place, et non plus un spectacle fait d'une seule sensation gigantesque qui l'écrase.

Ce point est important, car c'est par le détail que les lieux saisissent les esprits nets, peu ouverts aux vagues impressions panthéistes. Burns a mieux compris ces collines moyennes; elles reparaissent volontiers dans sa poésie. Le plus souvent, comme dans sa vie, elles sont aper?ues de loin:

Gaiement l'?il d'or du soleil

Regardait par dessus les hautes montagnes[720].

Parfois ce sont quelques-uns des aspects sombres dont elles sont souvent revêtues. C'est l'hiver qui vient:

Le brouillard paresseux pend au front de la colline,

Il cache le cours assombri du ruisseau tortueux.

Combien semblent languissantes les scènes naguère si vives,

Quand l'automne passe à l'hiver l'année palie,

Les forêts sont dépouillées, les prairies sont brunes,

Et toute la brillante afféterie de l'été est envolée[721].

Ou quelque orage qui éclate:

Abandonnés sur les collines sombres, les troupeaux errants

Fuient le farouche ouragan et s'abritent parmi les rochers.

Les ruisseaux écumants se précipitent, rougeatres, cinglés par la pluie,

Les pluies amassées crèvent au-dessus de la plaine lointaine;

Sous la rafale, les forêts dépouillées gémissent.

Ou bien encore c'est un joli coin des vallons qui se trouvent au pied des derniers replis de ces hauteurs, comme dans ce charmant paysage de gorge pleine de verdure:

Que les terres étrangères vantent leurs bosquets de myrtes suaves,

Où les étés resplendissants répandent leurs parfums,

Bien plus cher m'est ce ravin de fougères vertes

Où le ruisseau glisse sous les longs genêts jaunes.

Bien plus chers me sont ces humbles buissons de genêts,

Où la jacinthe et la paquerette se cachent invisibles;

Car là, marchant légèrement parmi les fleurs sauvages,

Et écoutant le linot, souvent vient errer ma Jane[722].

La description la plus complète et la plus haute qu'il ait fait de ces régions de montagnes se trouve dans les strophes suivantes qu'on a déjà vues mais qu'on peut relire ici, au point de vue spécial qui nous occupe. C'est un joli tableau, et, pour la sincérité et la vérité des traits, bien supérieur à tous ceux de Walter Scott.

Ces sauvages montagnes aux flancs moussus, si hautaines et si vastes,

Qui nourrissent dans leur sein les jeunes sources de la Clyde,

Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère,

Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.

Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère

Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.

Ni les riches vallées de Gowrie, ni les bords soleilleux du Forth,

N'ont pour moi les charmes de ces moors sauvages et moussus;

Car là, près d'un clair ruisseau, solitaire et retiré,

Vit une douce fillette, ma pensée et mon rêve.

Parmi ces sauvages montagnes sera toujours mon sentier,

Chaque ruisseau écume dans son ravin étroit et vert;

Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,

Tandis qu'au-dessus de nous, inaper?ues, passent les rapides heures de l'amour;

Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,

Tandis qu'au-dessus de nous, inaper?ues, passent les rapides heures de l'amour[723].

Ces plaques de mousse qui couvrent les flancs de ces montagnes, la bruyère traversée par les grouse, le berger solitaire, ces ruisseaux écumants qui ont chacun son petit ravin vert, sont des traits charmants et exacts. Mais ce tableau est unique dans Burns; c'est, avec les autres traits que nous avons cités plus haut, presque tout ce qu'il a donné sur les montagnes. Toutefois il e?t été injuste de les passer sous silence.

Le vrai pays de Burns, celui qu'il a connu, pratiqué, aimé, et chanté avec sa sincérité habituelle, est la partie agricole de l'Ayrshire. Pays de culture, fait de pentes labourées et de paturages, parsemé de fermes, avec leurs meules et leurs amas de tourbes, vrai pays de paysans, où tout sent le travail de l'homme, la herse et la charrue; d'ailleurs, très ordinaire. Seuls, les ruisseaux, plus rapides, plus bruyants sur leurs pierres, et bordés d'arbustes touffus, rappellent qu'on est près d'une contrée montagneuse et donnent du pittoresque au paysage. Ce sont eux qui en font toute la beauté. La partie du Dumfriesshire où Burns vécut plus tard n'est pas très différente. Le paysage y est un peu moins disséminé et indécis entre plusieurs cours d'eau; une rivière plus forte le coordonne, lui imprime une direction unique, une allure plus large et plus simple. Il y a moins de variété dans le détail; les lignes générales y ont un peu plus de sens et de repos. Des deux c?tés cependant, c'est la campagne, gracieuse par endroits, mais vulgaire, dénuée de caractère, portant partout des traces humaines, sans avoir le sentiment intime, qui, selon la fine remarque de Washington Irving, fait le charme de la campagne anglaise[724]. Elle n'en possède non plus ni l'éclat de verdure, ni la richesse de végétation, ni les vaporeux horizons. Elle porte encore à présent un certain air d'apreté, de rudesse, commun à toute l'écosse, et que Dorothée Wordsworth avait bien noté[725]. Au temps de Burns, l'absence de haies et de cl?tures, qui frappait tous les voyageurs anglais, la faisait plus abandonnée, tandis que des fondrières, des terres en friche, et des espaces aussi jaunes de séne?on que s'ils en avaient été semés[726], lui donnaient une apparence plus misérable et plus négligée. C'est en somme la campagne pauvre de maintes de nos régions. Parmi les divers genres de paysages que lui offrait la terre d'écosse, et alors que la c?te lui en présentait un bien plus vaste, voilà le seul que Burns ait réellement compris. Voilà sur quel terrain, dans quelles limites, s'est vraiment exercé son sentiment de la nature. Il nous reste à voir jusqu'à quelle profondeur il a pénétré.

Ce n'est pas qu'il en ait laissé, comme Wordsworth l'a fait pour son gracieux district des lacs, une suite de tableaux si nombreux, si minutieux, si particuliers, qu'on peut suivre ses promenades, rattacher chaque description au site qui l'a inspirée, reconna?tre jusqu'à la barrière vermoulue et verdie de mousse[727], jusqu'au rocher où les vers luisants suspendaient leurs lampes[728], et extraire de ses ?uvres une sorte de guide poétique du pays qu'il a habité[729]. Il n'y a rien de semblable dans Burns. Autant sa représentation de la vie humaine abonde en mille détails écossais de costumes, de m?urs, de préjugés, autant sa représentation de la nature est dégagée des éléments purement locaux. à part les termes de terroir, qui trahissent le pays par le dialecte, à part les noms propres, qui désignent les localités, il serait difficile, par ses seules peintures, de préciser les sites qui les ont inspirées. Il choisit parfois, il est vrai, des traits propres à sa contrée et qui ne peuvent être bien compris que par ceux qui l'ont visitée. Il parlera des ?moors d'un rouge brun, sous les clochettes de bruyères[730]?; il représentera la teinte rougeatre particulière que prennent les ruisseaux écossais lorsqu'ils sont gonflés par la pluie, les détours des petites rivières caillouteuses, bordées de noisetiers. Ce sont là des indices plut?t que des tableaux. Outre que ces traits sont communs à toute une région et pourraient s'appliquer à une grande partie de l'écosse, ils sont rares et trop rapides. On chercherait vainement en lui une de ces descriptions particulières et détaillées, telles qu'on en rencontre dans Wordsworth et dans Cowper, et qui, lues à tel endroit, s'encadrent exactement dans l'horizon, s'appliquent à tous les points, et semblent le calque du paysage qu'on a sous les yeux. Il y a, au commencement du Sofa, une vue de Weston, si précise qu'on pourrait envoyer un voyageur à sa recherche, un Cowper à la main. Lorsqu'il arriverait au sommet de la colline de Weston-Park et qu'il découvrirait l'Ouse errant lentement dans une plaine unie, parsemée de troupeaux, le groupe d'ormeaux qui abritent la hutte solitaire du berger, la plaine coupée de haies qui va se perdre dans les nuages, la tour carrée de Clifton, le haut clocher d'Olney, les villages d'Emberton et Steventon qui fument au loin, par delà des bouquets d'arbres et des bruyères, il pourrait s'écrier: ?C'est ici[731]?. Une pareille expérience serait impossible avec Burns. Ses descriptions, justes sans doute pour les endroits qu'elles désignent, pourraient s'appliquer aussi bien à beaucoup d'autres.

C'est qu'en effet il n'a pas laissé de ces importantes peintures de sites, de ces tableaux si complets, si poussés jusqu'au détail, si séparés du reste, et parfois si inutiles au reste, si faits en vue d'eux-mêmes, qu'on pourrait, pour ainsi dire, les détacher et les isoler dans un cadre où ils formeraient un tout. On ne trouverait pas, chez lui, un seul de ces passages qui rapprochent l'écrivain du peintre, et font de bien des poèmes modernes des galeries de paysages. Il y a telles descriptions poétiques qu'on transposerait facilement sur la toile; il suffirait de les copier pour en avoir la transcription en couleurs et en lignes. Cela serait, avec lui, impossible. Il indique plut?t qu'il ne peint, et il suggère plut?t qu'il ne représente. Ses moyens sont trop simples et l'effet obtenu trop vaste pour la peinture. Généralement, le paysage est très large et per?u d'ensemble. Il est évoqué nettement et vigoureusement, en deux ou trois traits, si courts, si rapides, si sobres, qu'il n'y aurait pas les éléments d'une étude; et en même temps si profonds, si larges, si réels, qu'il y aurait la matière de vingt tableaux.

Parfois, il n'y a qu'un seul trait, qui traverse le pays et le pénètre jusqu'au fond. On en a vu quelques exemples à propos de la mer et des montagnes. On en retrouverait un autre dans le refrain d'une chanson citée plus haut: ?Savez-vous qui demeure dans cette ville là-bas, sur laquelle brille le soleil du soir?[732]?; on en recueillerait facilement ailleurs. L'impression que produit le soleil, errant solitaire au-dessus de la plaine illimitée des moors, est rendue en deux mots:

Le soleil suspendu au-dessus des moors

Qui s'étendent de toutes parts[733].

L'impression mélancolique d'un jour grisatre qui s'achève à l'extrémité d'un paysage de moors et de ces marécages qu'on appelle en écosse, des ?mousses? appara?t en quelques vers:

Derrière les collines là-bas où le Lugar coule,

Parmi ces moors et ces marécages nombreux,

Le soleil d'hiver a clos le jour[734].

Voici une nuit d'hiver et de tempête:

Lorsque les orages bourrus frappaient sur la colline,

Et que les nuits d'hiver étaient noires et pluvieuses.

De tous c?tés, ce sont des descriptions en un seul vers: ?La pale lune se leva dans l'est livide[735]?.-?Les vents d'automne ondulent sur les blés jaunes[736]?.-?Adieu, cieux, maintenant brillants du large soleil couchant[737]?.-?Les nuages aux ailes rapides volaient sur le ciel constellé[738]?.-?Les ombres du soir se rencontrent en silence[739]?.-?Les averses bruissantes s'enlevaient sur la rafale, les ténèbres avalaient les brefs éclairs[740]?-?Pas une étoile ne regarde à travers le grésil chassé[741]?.-?Sur ces montagnes éclate franchement le matin[742]?.

C'est une conséquence de cette méthode que souvent les paysages ont beaucoup d'espace, une large vo?te de ciel. Quelques-uns ont été aper?us du flanc d'une colline; la contrée s'étend à vol d'oiseau.

La sombre nuit se ramasse rapidement,

La sauvage et inconstante rafale rugit,

Là-bas, ce nuage obscur est lourd de pluie,

Je le vois passer au-dessus de la plaine,

Le chasseur a maintenant quitté le moor,

Les couvées dispersées se réunissent en s?reté[743].

Dans d'autres au contraire, la campagne s'étend, bornée au loin par les hauteurs, mais toujours très prolongée et très vaste. On est toujours en plein air. Voici la plaine en hiver, avec les monts qui commencent à blanchir au loin.

Quand les vents se désolent dans les arbres nus,

Ou que les frimas, sur les collines

Sont d'un blanc grisatre,

Ou que les tourbillons de neige, aveuglants, sauvages, furieux, passent,

Assombrissant le jour[744].

Et la voici par un jour de printemps. Quel joli tableau matinal, avec sa plaine tout entière en train de s'éveiller!

Un dimanche d'été, le matin,

Quand la face de la Nature est belle,

Je sortis et marchai pour voir le blé,

Et aspirer l'air plus frais.

Le soleil qui se levait au-dessus des moors de Galston,

Dans une glorieuse lumière étincelait,

Les lièvres flanaient dans les sillons,

Les alouettes, elles chantaient[745].

Ou encore cet autre paysage tout en ciel et en échos lointains.

Les vents étaient tombés, l'air était calme,

Les étoiles passaient le long du ciel,

Le renard hurlait sur la colline,

Et les échos distants des ravins lui répondaient[746].

Lorsque la description s'allonge un peu, elle est formée non par le développement d'un seul trait, mais par un assemblement rapide de plusieurs traits, chacun d'eux extrêmement bref et solide. Les coups de pinceau tombent très serrés, très précis, chacun d'eux apportant quelque chose, sans une retouche. Voici une vue d'automne.

Le vent soufflait rauquement venant des collines,

Par accès, les rayons expirants du soleil

Jetaient un regard sur les bois flétris et jaunes

Qui ondulaient au-dessus du cours tortueux du Lugar[747].

Qu'on lise cette courte strophe dans l'original, on verra que chaque mot est chargé de sens. Tout y est: le vent, son bruit, sa direction, l'instant du jour, l'expression des rayons du soleil, la saison, l'aspect et la couleur des bois. Que dis-je? Leur agitation du moment, leur disposition générale. Qu'on prenne un autre exemple, c'est un crépuscule d'hiver.

Quand le mordant Borée, piquant et apre,

Frissonne aigrement dans les bois effeuillés,

Quand Phébus jette une lueur vite morte,

Bien loin, au sud du ciel,

Assombri, à travers la neige qui descend en flocons,

Ou est chassée en tourbillons[748].

Pas une épithète pour l'effet littéraire, tout est en renseignements: l'air si lointain du soleil derrière la neige, son court éclat, sa position exacte dans le ciel plus obscur par le contraste avec la neige; et quand il s'agit de celle-ci, la strophe n'est pas achevée par quelque détail littéraire; en quelques mots, il y a deux actes d'observation, les deux aspects de la neige: ou les lentes tombées de flocons, ou les trombes furibondes fouettées par le vent. Ce n'est plus de la composition littéraire, ce sont des faits entassés dans des mots. Veut-on un autre passage encore?

Le printemps souriant revient dans sa gaieté,

Et le chagrin Hiver s'enfuit maussadement.

Claires comme le cristal sont maintenant les chutes d'eau,

Et d'un joli bleu est le ciel ensoleillé

Avec fra?cheur, sur la montagne, éclate le matin,

Et le soir dore le reflux de l'Océan[749]?.

Toute la journée s'y trouve des premières aux dernières clartés du jour. Il faut songer aux longs assombrissements des hivers de là-haut, pour comprendre ce qu'il y a de justesse dans cette joie rendue aux airs, et dans cet or revenu sur la mer qui depuis des mois n'a été qu'une grisaille uniforme. Qu'on prenne un dernier exemple:

? toi, orbe pali et silencieux, qui brilles,

Tandis que les mortels dorment délivres de leurs soucis,

Sans plaisir, je vois tes rayons orner

Les lointaines collines faiblement tracées;

Je vois, sans plaisir, ton croissant tremblant

Réfléchi dans le ruisseau qui bruit[750].

Quelle profondeur dans ce tableau! Et pourquoi? C'est qu'il a saisi les deux sensations extrêmes entre lesquelles sont compris tous les paysages lunaires: au loin, les hauteurs vagues, indiquées à peine et baignées dans une lumière indécise; à nos pieds, tous les ruisseaux peuplés de croissants d'or vacillants. Burns n'a pris que deux traits mais tels, qu'ils sont le fond et le premier plan de la nuit et qu'ils la contiennent tout entière.

On voit combien ces tableaux sont denses et compacts. Chaque partie étant à la fois très exacte et très généralisée, l'ensemble contient beaucoup dans un petit volume. Ces visions, comme toutes les choses très comprimées, ont une vertu d'expansion. Elles s'ouvrent et s'amplifient dans la mémoire. Au bout de quelque temps, on est surpris de la quantité d'impressions qu'elles renfermaient. On a dit de Milton que ses vers avaient une étrange puissance d'évocation, et qu'ils étaient pleins d'une poésie si condensée qu'avec quelques mots, ils éveillaient une suite prolongée d'images[751]. L'Allegro et le Penseroso surtout possèdent cette magie de suggestion; maintes de leurs brèves descriptions contiennent de longues rêveries. Il en est un peu de même de Burns. Il y a, dans ses coups de pinceau rapides, cette vertu mystérieuse qui met l'esprit en route. Il est par cela même sur le vrai terrain de la poésie, qui est aussi près de la musique que de la peinture, et dont l'office est de faire imaginer au moins autant que de faire voir. Depuis Milton et en exceptant quelques vers de Thomson, personne n'a eu plus que Burns ce don des visions rapides qui parcourent d'un coup d'?il de vastes étendues de terrain et que la lecture n'épuise jamais.

Lorsqu'il s'agit du détail et non plus de l'ensemble d'un paysage, lorsqu'il veut rendre un coin au lieu d'une étendue de campagne, et un effet particulier au lieu d'un aspect général, il a les mêmes qualités, avec cette différence que la précision prend le pas sur la largeur du trait. C'est toujours net et court. Cette précision ne l'abandonne jamais, alors même que le sujet qu'il traite semble le plus éloigné de la vie réelle. S'il parle des plantes, il donnera l'endroit précis où elles poussent; s'il parle d'oiseaux, il indiquera la saison, l'heure du jour, où ils chantent, les tons de leurs voix, les endroits qu'ils préfèrent, en sorte que des strophes entières seront presque des passages d'un livre de botanique ou d'ornithologie, et avec cela de la poésie. Qu'on lise les vers suivants avec cette préoccupation, on verra que chacun d'eux est instructif.

Maintenant le lis fleurit près de la rive,

La primevère au pied des pentes,

L'épine bourgeonne dans la glen,

Et la prunelle est blanche comme le lait[752].

Maintenant l'alouette éveille le matin joyeux,

En l'air, sur ses ailes mouillées de rosée;

Le merle, à midi, dans son bosquet,

Fait retentir les échos des bois;

Le mauvis sauvage, de ses notes nombreuses,

Chante et endort le jour assoupi[753].

La grise alouette, gazouillant éperdument,

S'élèvera vers les cieux;

Le chardonneret, le plus gai fils de la musique.

Se joindra doucement au ch?ur;

Le merle a la voix forte, le linot a la voix claire,

Le mauvis doux et moelleux;

Le rouge-gorge réjouira le pensif automne

Sous sa chevelure jaunie[754].

La perdrix aime les collines fertiles,

Le pluvier aime les montagnes,

La bécasse hante les vallées solitaires;

Le héron au vol élevé les fontaines;

à travers les hautes futaies le ramier erre,

Pour éviter les sentiers de l'homme;

Le buisson de noisetier abrite la grive,

Et l'épine épandue le linot[755].

Il tenait à cette exactitude. Dans une de ses lettres à Thomson, parlant d'une chanson, Les Rives de la Dee, il écrit: ?la chanson est assez bien, niais elle contient des images fausses, par exemple: ?Et doucement le rossignol chanta sur l'arbre?. D'abord le rossignol chante dans un buisson bas, et jamais sur un arbre, et en second lieu, on n'a jamais vu ni entendu un rossignol sur les bords de la Dee, ni sur les bords d'aucune autre rivière d'écosse[756].?

C'est dans ces observations minutieuses des faits intimes que se découvrent, sinon le sentiment, du moins la connaissance et la fréquentation assidue de la Nature. Pour rendre les grands espaces de terrain ou les grandes phases des jours et des saisons, il suffit d'un coup d'?il d'artiste et d'un maniement suffisant de la langue. La surprise de la campagne peut quelquefois en remplacer l'intimité, et l'enthousiasme des premières rencontres arracher des accents plus vifs que la calme douceur d'une longue amitié. Mais lorsqu'il s'agit de pénétrer dans le détail, de démêler les mille sons dont est faite l'harmonie des champs, de percevoir les sympt?mes légers qui précèdent les mouvements atmosphériques ou plut?t qui en font déjà partie et en sont comme la frange; lorsqu'il s'agit de posséder les habitudes et les préférences des plantes, leurs heures, leurs endroits et leur saison, les coutumes et les habitats de tant d'oiseaux et d'animaux, on entre dans une étude immense. Une vie humaine y suffit à peine. Wordsworth y a consacré la sienne, avec l'assiduité d'un savant, pendant les trois quarts d'un siècle. Chaque jour il a examiné la nature; il en a fait son occupation unique; il est arrivé à en avoir une merveilleuse connaissance. C'est avec Burns le poète moderne qui l'a observée le plus directement et le plus intimement connue. Mais il l'a regardée, pour ainsi dire, en faisant un choix; cherchant en artiste ses effets rares et nouveaux à interpréter en moraliste. Il la voyait à travers la double préoccupation du pittoresque et de la parabole, en extrayant de préférence ce qui était beau ou instructif. Aussi ses observations ont toujours quelque chose d'épuré. Elles semblent avoir été prises moins pour elles-mêmes que pour leur éclat ou la le?on qu'elles contiennent.

Il n'en est pas ainsi de celles de Burns. Il a, bien entendu, cette connaissance complète de la campagne, mais elle lui vient moins d'une observation voulue que d'une fréquentation constante. Il la possède parce qu'il a vécu avec elle, qu'il l'a travaillée de ses propres mains, arrosée de sa sueur, surprise à toutes ses heures. Il est familier avec ses mille aspects et ses mille voix, mais sans s'être donné la tache de le devenir. Sa fa?on de la voir est plus simple et plus désintéressée. Il n'y recherche ni les tableaux brillants, ni les comparaisons éloquentes. Ce n'est pas un artiste qui l'étudie, c'est un paysan qui la cultive; les faits le frappent, non parce qu'ils sont curieux, mais parce qu'ils sont ordinaires. Ce qui l'attire dans les choses, ce n'est pas leur pittoresque, mais leur réalité, leur importance au point de vue de la vie rurale, la place qu'ils y tiennent; le pittoresque ne vient qu'à la suite et par surcro?t. On comprend qu'il y a, dans cette fa?on de voir la campagne, quelque chose de moins éclatant et de moins subtil; mais de plus solide, de plus ferme et de plus pratique. La plupart du temps, Burns fait des descriptions sans s'en douter; il n'a été préoccupé que de relater des faits; ses vers, pleins, écrits pour la chose qu'ils disent, sont en réalité des renseignements qui ont rencontré la couleur. Par exemple, lorsqu'il dit:

En été, lorsque le foin était coupé,

Que le blé vert ondulait dans tous les champs,

Au moment où la luzerne fleurit blanche sur la plaine,

Et où les rosés s'ouvrent dans les coins abrités[757].

il s'occupe moins de l'aspect que de l'état réel de la campagne, dans les semaines qui suivent la fenaison. Si, vers la fin d'avril, il écrit à un de ses amis, ce ne sera pas un pittoresque un peu extérieur qui le frappera, ce sera le moment précis de vie rurale où il se trouve, le moment où l'on fait sortir les vaches qui ont vêlé, et où on travaille activement aux champs[758]. S'il souhaite au même ami un temps favorable pour ses moissons, il ne fera pas quelque phrase générale sur le soleil et la brise, il ira droit au détail technique.

Puisse Borée ne jamais battre vos sillons,

Et ne pas donner de croc-en-jambe à vos tas de gerbes,

Dispersant la récolte à travers moors et marécages,

Comme du chiendent arraché;

Mais puisse le grain qui branle tout au fa?te de l'épi

Tomber dans le sac[759].

Ce dernier trait qui note que les plus hauts grains, parce qu'ils sont les plus secoués et les plus m?rs, se perdent le plus facilement, est d'un coup d'?il de paysan.

Sa poésie est tellement claire, de proportions moyennes et à angles vifs, qu'elle s'écarte instinctivement de ce qui donne aux objets quelque chose d'obscur, de vague ou d'excessif. Les phénomènes de brumes ou de brouillard, si communs dans un pays humide comme l'Ayrshire, sur lequel tra?nent continuellement les longues files des nuages de l'Atlantique, et qui, dans un pays voisin, ont fourni à Wordsworth tant de tableaux d'une subtilité ou d'une splendeur merveilleuses, ne paraissent presque pas dans ses vers. Lorsque par hasard il les rencontre, il leur donne quelque chose d'arrêté et de précis qui leur enlève une partie de leur charme ou de leur terreur. Le c?té vaporeux, flottant et perdu des choses, par lequel certains esprits aiment à les contempler, parce qu'elles sont par là plus transformables, et sur qui furent constamment fixés les beaux yeux rêveurs de Shelley, n'existe guère pour lui. De la nuit même, d'autres voient surtout les profondeurs ténébreuses; les lumières ne servent qu'à les rendre plus reculées et plus insondables; lui y voit surtout un fond pour ses lumières qui, sur cette noirceur, jouent plus vives, plus individuelles, plus nettes, que dans l'universelle clarté du jour. Aussi ses vers sont-ils pleins de ces effets de nuit, toujours rendus par rapport aux points lumineux, et jamais par rapport aux arrière-plans obscurs.

Nous n'errerons plus sur le bord du ruisseau,

Nous ne sourirons plus au visage ridé de la lune dans la vague[760].

Le char de Cynthia d'argent massif

Montait dans le ciel étoilé, homme;

Les rayons reflétés dorment dans les ruisseaux,

Ou se cassent dans le courant[761].

Nous irons le long du Cluden,

à travers les noisetiers qui s'étendent largement

Au-dessus des vagues qui glissent lentement,

Si claires sous la lune[762].

Donnez-moi la vallée solitaire,

Le soir plein de rosée, la lune montante,

Qui luit joliment et fait ruisseler

Sa lumière d'argent dans les branches[763].

Tout est en points lumineux et scintillants. Cette même netteté d'expression, ce quelque chose de bref et d'un peu sec, de limpide, qui lui fait rendre si bien la clarté froide de la lune, lui fait aussi rendre admirablement les effets de gelée claire et sonore.

Quand les feuilles jaunies jonchent la terre,

Ou que, voltigeant comme des chauves-souris,

Elles obscurcissent le souffle du froid Borée,

Quand les grêlons chassent,

Et que les jeunes froids commencent à mordre,

Tout vêtus de gelée blanche[764].

Ou bien encore ces vers qui décrivent si bien une nuit d'hiver:

Tout était endormi comme l'?il fermé de la nature,

Silencieuse, la lune brillait très haut au dessus d'arbres et tours;

Le gel froid, sous son rayon d'argent,

S'étendait, formant doucement sa cro?te, sur la rivière scintillante[765].

C'est là aussi ce qui le fait parler si heureusement du chant clair et du vol léger de l'alouette, de tout ce qui est vif, mobile, rapide.

On ne conna?t pas la quantité de nature qui se trouve dans un poète quand on ne conna?t que les descriptions directes qu'il en a faites. On peut même dire qu'on n'en a que la partie la moins intime, la moins personnelle, l'expression purement extérieure. à travers une ?uvre poétique, surtout moderne, apparaissent, dans les comparaisons, dans les métaphores, une foule d'impressions de la Nature qui, ayant séjourné dans l'ame du poète, en remontent transformées et toutes chargées de sa pensée. Il y a bien des jours, bien des années qu'elles se sont déposées au fond de lui; elles y sont restées ignorées et perdues dans les profondeurs où le souvenir cesse d'être volontaire; elles y ont subi un lent et mystérieux travail; un choc les ébranle, elles reparaissent parfois presque méconnaissables de ce long séjour dans une ame humaine. Une partie de l'infinie poésie de la Nature qui ornait l'ame de Shakspeare nous appara?t de cette fa?on, à propos de sentiments humains. Ces impressions sont forcément profondes, puisqu'elles ont duré longtemps; elles sont aussi généralisées par le lent dépouillement des détails accidentels et les nécessités de fournir une comparaison applicable partout. C'est parmi elles qu'on trouve souvent les plus hautes et les plus subtiles manifestations de la Nature, dans un poète.

Ces réapparitions sont-elles nombreuses dans Burns? Y a-t-il, dans ses métaphores, dans les unions de pensée et d'images naturelles, une assez grande proportion de ces dernières pour que, en les dégageant, on obtienne un aspect nouveau de son sentiment de la Nature? à priori, on peut croire que non. D'abord, parce que ses métaphores sont brèves et rapides. Ce foisonnement d'images qui, dans certaines ?uvres, décore l'idée jusqu'à la recouvrir, et étouffe le sens sous une luxuriante végétation parasitaire, est plut?t le propre des poètes d'imagination que des poètes de passion. Il y en a plus dans Shelley et dans Coleridge que dans Byron et dans Burns. Pour s'envelopper de ces ornements, la pensée a besoin de loisir qui lui permette un moment d'arrêt, et lui donne du répit pour cette toilette. Le sentiment violent est volontiers nu, parce qu'il est impétueux, sa fougue l'emporte à travers ces ajustements. Il s'en soucie peu. Il est pressé d'atteindre, de frapper, de sentir le choc de son but. C'est ce qui arrive à Burns, où l'éloquence est bien plus dans l'accent que dans l'image, et dans le mouvement que dans l'éclat. Il ne s'attarde jamais aux comparaisons, il les traverse rapidement, et nous pouvons prévoir que, par suite de la brusquerie de ses métaphores, les impressions de Nature qui y sont contenues ne seront pas très nombreuses. Il y a à cela encore une autre raison, c'est que la plus grande quantité peut-être de ses images est empruntée à des actions, des détails de vie humaine.

Il y a bien un assez grand nombre de ces réminiscences naturelles, dans ses chansons d'amour. Mais il y a si longtemps que la plupart d'entre elles ont été empruntées à la Nature qu'elles ont perdu leur parfum d'origine; elles ont servi à tant de c?urs humains qu'il ne leur reste plus qu'une valeur de sentiment. Elles font partie de l'éternel vocabulaire des vers amoureux; elles ne sortent pas du fonds d'images auquel il est permis à tous les poètes de puiser comme à un coffre commun. Ce sont des yeux comme des étoiles pendant la nuit; des cheveux dorés comme des anneaux d'or, noirs comme l'aile du corbeau, ou blonds comme le lin; ce sont des joues comme des lis tachés de vin; des lèvres comme des cerises m?res protégées du vent froid par des murs ensoleillés; des tailles comme les jeunes frênes qui montent au-dessus des buissons entre deux talus semés de primevères; des innocences aussi pures que la paquerette qui s'ouvre dans la rosée ou que l'épine dont les fleurs sont si blanches et les feuilles si vertes. Il se trouve, dans ces comparaisons, de jolis détails; ?à et là, un détail que Burns a rajeuni et auquel, pour employer l'expression de sa femme, il a donné un coup de brosse; mais, en réalité, rien de bien nouveau, ni de bien profond.

Cependant, lorsque l'émotion moins tendue lance moins rapidement l'expression, il arrive que sa pensée prend le temps de se placer dans une de ces observations naturelles. Alors l'effet de nature qui en constitue l'enveloppe est plus subtil, plus nuancé que ceux qui se rencontrent généralement dans ses descriptions directes. L'observation est toujours brève et nette, mais elle s'applique à des phénomènes plus fugitifs, plus changeants, plus susceptibles de se perdre dans l'ame et de se confondre confusément avec elle. Les délicats phénomènes de lumière et d'atmosphère, dont Shelley devait plus tard composer sa poésie aérienne et irisée, sont très rares dans Burns. Ceux qu'on rencontre généralement chez lui se trouvent presque uniquement dans ses métaphores.

Ses yeux sont plus brillants que les rayons radieux

Qui dorent l'averse fuyante,

Et étincellent sur le cristal des ruisseaux,

Et réjouissent les fleurs rafra?chies[766].

Ou bien:

Comme dans le sein du ruisseau

Le rayon de lune séjourne au soir humide de rosée,

Ainsi tremblant et pur était le jeune amour

Dans le c?ur de la jolie Jane[767].

Ou encore:

Son front est comme l'arc-en-ciel,

Quand de brillants rayons de soleil interviennent

Et dorent le front de la montagne lointaine[768].

Ou bien cette jolie énumération de choses fragiles et fugitives dans Tam o' Shanter, pour laquelle un poète disait qu'il aurait donné tout ce qu'il avait écrit:

Les plaisirs sont comme des pavots épanouis,

Vous prenez la fleur, ses pétales tombent;

Ou comme la neige qui tombe dans la rivière,

Un instant blanche, puis fondue pour jamais;

Ou comme les éphémères boréales

Qui fuient sans que vous puissiez en marquer la trace;

Ou comme la forme adorable de l'arc-en-ciel

Qui s'évanouit dans l'orage[769].

Ces rayons de soleil dans une averse, ce reflet de lune dans un ruisseau, tous ces phénomènes de lumière, de nuances à peine per?ues, sont des effets rares dans Burns. Ils manquaient pour lui de réalité. Sa main robuste et un peu rude voulait saisir quelque chose de plus matériel.

C'est là, chez lui, le point extrême en fait de transformation de la Nature. C'est dans ces passages qu'elle est le plus légère, le plus pénétrée de sentiment. On voit combien elle est encore sobre et solide, combien elle reste pratique en quelque sorte. Les faits demeurent toujours précis, nets, perdent à peine un peu de leurs contours. En sorte que cette étude plus profonde des sensations de la Nature nous fait seulement mieux sentir encore combien son regard sur elle était bref, et clair; combien peu il s'occupait d'elle quand il n'était pas en commerce direct avec elle; combien elle séjournait en lui sans le déformer, c'est-à-dire combien elle et lui restèrent distincts.

Un des caractères les plus frappants de la nature, telle qu'on la voit dans Burns, est qu'elle n'est presque jamais inanimée. Ce n'est pas une scène silencieuse et dépeuplée, où l'homme seul para?t, un décor de théatre peint pour lui seul. Elle fourmille d'existences particulières; elle est pleine de mouvements et de voix; elle est sillonnée de mille animaux qui la peuplent et la font vivre. De tous c?tés, on voit les lièvres courir le long des sillons, les volées criaillantes de perdrix partir, les couvées de grouse courir sous la bruyère, les aigles passer au-dessus des collines. Les oiseaux de toute espèce remplissent les taillis. Le renard glapit. Les phases de la journée ne sont pas notées simplement par les couleurs qu'elles étalent dans le ciel et que n'importe qui peut étaler dans ses vers; elles sont accompagnées de quelque fin détail de vie animale que seul possède celui qui conna?t bien la campagne.

Oh! plaisants sont les prés et les bois de Coila,

Où les linots chantent parmi les bourgeons,

Et les lièvres coureurs, dans leurs jeux amoureux, go?tent leurs amours,

Tandis que par les coteaux le ramier roucoule d'un cri plaintif[770].

Le soleil était hors de vue,

Et le crépuscule plus sombre amenait la nuit,

Le hanneton bruissait avec un bourdonnement lent,

Et les vaches debout beuglaient à la place où on les trait[771].

Presque jamais, le paysage n'est sans bêtes, que les scènes soient riantes ou sauvages.

Combien aimables, ? Nith, sont tes vallées fertiles,

Où les aubépines éployées fleurissent ga?ment,

Combien doucement sinuent tes vallons en pente,

Où les agneaux jouent à travers les genêts[772].

Solitaires sur les glaciales collines, les troupeaux errants

évitent les cruels orages parmi les rochers abritants;

Les ruisseaux se précipitent, écument, rougeatres sous la pluie qui les bat,

Les déluges amassés crèvent au-dessus des plaines lointaines,

Sous la rafale les forêts effeuillées gémissent;

Les cavernes creuses rendent une morne plainte[773].

Burns lui-même marquait la place que les animaux tiennent dans ses vers, lorsqu'il disait:

Tant que les églantiers et les chèvrefeuilles verdissants,

Et les perdrix qui piaillent haut le soir,

Et le lièvre matinal qu'on voit filer silencieusement,

Inspireront ma muse[774].

Cette présence des animaux est à noter, car, chez la plupart des poètes, si on tuait les oiseaux, la nature resterait dépeuplée.

Sur ces fonds déjà fourmillants de vie ressortent plus fortement les animaux domestiques. à chaque pas, ce sont des coins de collines, de prairies ou de champs, dans lesquels ils figurent avec une touche de sentiment humain qui les rapproche des premiers plans. Ils servent à indiquer les heures du jour:

Quand, sur la colline, l'étoile orientale

Annonce que le moment de parquer les brebis est venu,

Et que les b?ufs, du champ aux nombreux sillons,

Reviennent si tristes et si las[775].

Ou la saison de l'année, comme dans le passage déjà cité plus haut.

Quand les vaches nouvellement vêlées beuglent à leur piquet,

Et que les chevaux fument à la charrue ou à la herse,

Je prends cette heure sur le bord du crépuscule,

Pour reconna?tre que je suis débiteur

Du vieux Lapraik, au c?ur honnête,

Pour sa bonne lettre[776]?.

Avec eux apparaissent de tous c?tés les occupations et les travaux des champs, les semailles, les moissons, les charrues, les meules. Qu'on lise cette belle description de l'automne, où le détail de tout le morceau est relevé par la lumière vaporeuse et le charme des derniers vers. Pour comprendre l'exactitude du début, il faut savoir que les paysans écossais, à cause des vents violents, maintiennent le sommet de leurs meules, par des cordes et une couche de chaume. Parfois même, ils les recouvrent de morceaux de toile. ?Nous f?mes frappés, dit Dorothée Wordsworth, par la vue des meules de foin, retenues par des tabliers, des draps et des morceaux de toile à sacs, pour empêcher le vent de les emporter à ce que nous supposames. Nous trouvames dans la suite que cette pratique était très générale en écosse[777]?. Burns n'a eu garde d'omettre ce trait des préparatifs pour l'hiver. Toute la plaine est active et au travail.

C'était quand les meules mettent leur couverture d'hiver,

Et que le chaume et les cordes assurent les récoltes durement gagnées;

Les tas de pommes de terre sont mis hors des atteintes

De l'haleine apre et glacée de l'hiver qui approche;

Les abeilles, au moment où elles se réjouissent de leurs travaux de l'été,

Quand le délicieux butin de bourgeons et de fleurs

Est scellé avec un soin frugal dans les massives piles de cire,

Sont condamnées par l'homme, ce tyran des faibles,

à la mort des démons et étouffées dans la fumée de soufre;

Le tonnerre des fusils s'entend de tous c?tés,

Les couvées blessées, chancelantes, se dispersent au loin;

Les familles emplumées unies par le lien de la nature,

Pères, mères, enfants, gisent en un même carnage.

(Quel c?ur chaud et poétique peut se défendre de saigner intérieurement

Et d'exécrer les actes sauvages et impitoyables de l'homme!)

Les fleurs ne poussent plus dans les champs, ni dans les prairies,

Les bocages ne résonnent plus de concerts aériens,

Sauf peut-être le sifflement joyeux du roitelet,

Tout fier d'être au haut d'un petit arbre écourté:

Les matins blanchatres précèdent les jours radieux;

Doux, calme, serein et large s'épand l'éclat de midi,

Tandis que de nombreux fils de la Vierge ondulent capricieusement dans les rayons de soleil[778].

Enfin, au premier plan, l'homme para?t, et les paysages de Burns sont souvent des scènes rustiques de labour ou de moisson.

Quand les blés m?rs et les cieux azurés

Font na?tre le bruit frémissant des faucheurs[779].

Toi, alouette, qui t'élances des rosées du gazon,

Pour avertir le berger que la grise aurore pointe[780].

Quoi de plus vrai et de plus vivant que cette description de moissonneurs dont le travail est interrompu par la pluie, qui se mettent à l'abri quand l'averse est trop forte, ou, quand elle diminue un peu, s'amusent à de rudes bousculades?

Tandis que les moissonneurs se blottissent derrière les gerbes,

Pour éviter l'averse froide et piquante,

Ou se bousculent en courant dans de rudes jeux,

Pour passer le temps,

Je vous consacre le moment,

En rimes[781].

Une autre scène du même genre appara?t dans ces autres vers:

Mais voici les gerbes renversées par la rafale,

Et voici que le soleil clignote au couchant,

Il faut que je coure rejoindre les autres,

Et laisse ma chanson[782].

De tous c?tés, ce sont des laboureurs, des semeurs, des bergers, des jardiniers, des moissonneurs, qui vont à leur travail ou en reviennent, des joueurs de curling qui se dirigent vers les lochs gelés, des gens qui parcourent la campagne en chantant et en sifflant. Toute cette animation s'ajoute à celle que tant d'animaux donnent déjà aux champs, et les remplit de mouvement et de bruits. Voici une pièce qui donne bien l'idée de cette superposition de mouvements.

En vain pour moi, les primevères fleurissent,

En vain pour moi, poussent les violettes,

En vain pour moi, dans les glens ou les bois,

Chantent le mauvis et le linot.

Gaiement, le gar?on de charrue anime son attelage,

Avec joie le semeur attentif chemine,

Mais la vie est pour moi un rêve fatigant,

Le rêve de quelqu'un qui ne s'éveille jamais.

La foulque folatre effleure l'eau,

Parmi les roseaux les jeunes canards crient,

Le cygne grave nage majestueusement,

Et tout est heureux excepté moi.

Le berger ferme la porte de son parc,

Et à travers les moors siffle bruyamment,

D'un pas farouche, inégal et errant,

Je le rencontre sur la colline brillante de rosée.

Et quand l'alouette, entre l'ombre et la lumière,

Joyeuse s'éveille à c?té de la paquerette,

Et monte et chante sur ses ailes palpitantes,

Spectre miné de chagrin, je regagne ma demeure[783].

Les exemples sont à foison. Il n'y a qu'à plonger la main pour en retirer. Voici l'hiver: la description physique, brève et ferme comme toujours, est aussit?t appuyée par la présence de l'homme.

Quand l'hiver s'enveloppe de son manteau,

Et durcit la boue comme un roc,

Quand vers les lochs, les curlers vont en foule,

Joyeux et marchant vite[784].

Un ruisseau coule; mais il ne suffit pas qu'il longe des rives couvertes d'arbustes, il faut que celles-ci soient garnies d'activité humaine.

Dans les vallons émaillés de paquerettes, ton ruisselet s'attarde,

Là où les fra?ches filles mettent leur linge blanchir,

Ou bien il trotte le long de berges couvertes de noisetiers, et de talus

Tout gris d'aubépines,

Où les merles se joignent aux chansons du berger,

à la chute du jour[785].

Qu'on décompose cette simple petite strophe, on sera surpris de ce qu'elle contient de vie et de paysages. Il y a le cours paresseux du flot dans les vallons; il y a les filles qui étalent leur linge sur l'herbe; il y a le cours plus rapide du ruisseau le long des rives plus abruptes, et il faut remarquer comment chacune de celles-ci est précisée, avec sa végétation favorite. Les détails sont accumulés les uns sur les autres. Ce n'est pas tout; il y a du haut de ces rives des bergers qui chantent; les merles les accompagnent, et tout ce mouvement aboutit à celui du jour qui se cl?t. Chaque vers y a son action, et, dans chaque vers, chaque mot; la petite strophe tremble tout entière de vie comme un arbuste qui frémit jusqu'aux feuilles.

Cette intervention de l'homme, venant s'ajouter à celle des animaux, fait parfois reculer la description de la nature elle-même jusqu'à ne lui laisser que très peu de place, comme dans la strophe suivante où elle l'a reléguée dans le premier vers. Le détail animé expulse presque complètement le détail inanimé:

Le soleil avait clos le jour d'hiver,

les joueurs de curling avaient quitté leur jeu retentissant;

Et le lièvre affamé avait pris le chemin

Des verts jardins de choux,

Tandis que la neige perfide le décèle par ses traces

Partout où il a passé[786].

Les matins surtout sont animés et joyeux. Les travailleurs de toute espèce vont allègrement à leur besogne et font retentir la campagne de leurs chansons. C'est un laboureur qui va retrouver sa charrue et chante joyeux dans la fra?cheur d'une aurore de mai toute ruisselante de notes d'alouettes; leurs deux chansons se rencontrent et se mêlent:

Comme j'errais un matin, au printemps,

J'entendis un joyeux laboureur chanter doucement,

Et comme il chantait, il disait ces paroles:

?Il n'y a pas de vie comme celle du laboureur, dans le mois du doux mai?.

L'alouette au matin s'élance de son nid,

Et monte dans l'air, la rosée sur sa poitrine,

Avec le joyeux laboureur, elle siffle et elle chante,

Et à la nuit, elle redescendra vers son nid[787].

Un peu plus loin, c'est un jardinier qui s'en va, la bêche sur l'épaule. Et sa chanson est plus fra?che et plus jolie encore:

Quand le rose mai arrive avec des fleurs,

Pour parer ses bocages dont la verdure s'ouvre,

Alors occupées, occupées sont ses heures,

Au jardinier, avec sa bêche.

Les eaux de cristal tombent doucement,

Les oiseaux sont tous des amoureux,

Les brises parfumées passent autour de lui,

Le jardinier avec sa bêche.

Quand le pourpre matin éveille le lièvre,

Qui se glisse à chercher son repas matinal,

Alors, à travers les rosées, il doit partir,

Le jardinier, avec sa bêche.

Quand le jour expirant dans l'ouest,

Tire le rideau du repos de la nature,

Il vole vers les bras qu'il aime le mieux,

Le jardinier, avec sa bêche[788].

Ailleurs, le paysage prend plus de grandeur, de réalisme et de tristesse. On est en face de la véritable vie des champs, avec ses fatigues et la poésie qui, malgré tout, flotte autour d'elle. Un bel exemple est le retour du laboureur, le samedi soir, après la semaine de dur acharnement contre le sol, avec la perspective du repos du lendemain.

Lorsque novembre souffle bruyamment avec un sifflement irrité,

Le jour d'hiver décroissant est près de sa fin;

Les bêtes boueuses reviennent de la charrue;

Les bandes noircissantes de corneilles vont à leur repos;

Le laboureur, usé de fatigue, s'en va de son travail;

Ce soir, son labeur de la semaine est terminé;

Il rassemble ses bêches, ses pioches et ses houes,

Espérant passer le lendemain dans l'aise et le repos,

Et las, à travers le moor, il dirige ses pas vers la maison[789].

On dirait un de ces poignants dessins de Millet où des formes de paysans, anoblies par le crépuscule et toutefois tra?nant le poids du labeur, reviennent dans la mélancolie des soirs.

On voit donc que, parmi les spectacles que sa contrée a déroulés devant les yeux de Burns, il a passé, sans les apercevoir pour ainsi dire, devant les paysages puissants et étranges, devant ce qu'on appellerait les paysages de grand romantisme, les décors à grand effet, ceux que recherche le plus le go?t moderne. Ce n'était pas par ignorance, car l'attention avait été appelée sur eux par Mac Pherson, et leur sublimité avait été rendue sinon avec une précision, du moins avec un sentiment qui n'a pas été surpassé. Burns n'a véritablement compris que le coin de terre où il a vécu, et il l'a dépeint de la fa?on la plus sommaire, la plus brève et la moins compliquée. Il a été très sensible aux impressions physiques de la nature, au retour du printemps, à la fra?cheur des matins, aux parfums du soir, aux douceurs des nuits claires, aux sensations agréables par lesquelles elle nous enveloppe dans ses grandes caresses, aux joies universelles auxquelles notre corps participe. En dehors de cela, il a rendu surtout les aspects familiers d'une campagne cultivée; chez lui la nature est un arrière-plan à l'activité humaine. Il l'a vue comme un paysan, bien que le sentiment de la propriété n'apparaisse pas une fois chez lui, pas même le désir de posséder un bout de terre, ou de dire: ?ce sont là mes arbres?. Cet amour du sol n'existait pas dans le cercle de pensée des fermiers de ce temps et de ce pays. Chez lui la nature ressemble au spectacle dont on jouit au mois d'Avril ou de Septembre, lorsqu'on se tient à mi-hauteur d'une colline et qu'on voit à ses pieds une plaine cultivée. Elle est animée et bruyante. De toutes parts on admire le travail humain dans son effort ou sa récompense, soit que les attelages de charrues se croisent enveloppés d'une buée légère, soit que les moissonneurs avancent en faisant reculer les blés devant eux; jusqu'au fond de la plaine éclatent, ?à et là, l'éclair des rocs ou des faux, tandis que s'élèvent au loin les fumées des fermes. Il y a, dans cette contemplation de l'activité humaine, quelque chose de rassurant et de noble. Ce n'est pas la nature mena?ante et solitaire, c'est une nature à notre taille, qui porte un visage ami, conquise par l'homme et l'en remerciant.[Lien vers la Table des matières.]

            
            

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